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— Nos doigts !

Machinalement, il considéra sa main gauche en évoquant celle de Maria.

— Et quoi, encore ?

— J’ai longuement réfléchi. Dites-moi…

— Je t’écoute ?

— La mort de votre femme…

Il la coupa sèchement :

— Tais-toi ! Dans notre monde, on n’aborde jamais ce sujet !

Elle se tut, effrayée par sa brusque violence ; puis reprit au bout d’un instant :

— Adolf souhaiterait vous parler, je peux vous le passer ?

— Évidemment !

L’Autrichien se saisit du combiné.

— Bonsoir, monsieur, fit-il.

Ce garçon possédait le pouvoir de calmer Vicino en lui insufflant une sorte d’allégresse.

— Nous avons besoin de vous consulter pour une chose importante.

Il relata les événements de la journée : la fin de leur pécule nécessitant une action de « réapprovisionnement », la manière prompte et efficace dont ils avaient fait face à la situation, les pensées douces-amères qui s’en suivaient.

Gian Franco l‘écouta attentivement. Il comprenait son insatisfaction et la trouvait louable.

— Adolf, dit-il après une de ces périodes de silence ponctuant sa conversation, ce que vous me dites me plaît. Au moment de votre appel, je songeais à vous, à la suite d’une proposition qu’on vient de me faire. Rentrez demain à Naples, tous les deux, descendez à votre hôtel et prévenez-moi !

Comme à l’accoutumée, il raccrocha pour éviter les formules du savoir-vivre, et tout le superflu des échanges humains.

NAPLES

32

En regardant s’exercer Bambou, le Commendatore se disait que jamais son phénomène noir ne se montrerait davantage performant au jet de pierres qu’il ne l’était présentement. Il réussissait à atteindre une hirondelle en vol ce qui, même au fusil à balle, est une prouesse. Désormais, seule l’occasion se faisait attendre.

Fanutti avait nourri quelque espoir, lors des funérailles de Nino ; hélas, le vieux renard ne s’était rendu qu’à l’église voisine ! Il restait terré dans son gîte, commandant solitaire quittant rarement la passerelle.

Par ailleurs, il avait renforcé les effectifs de ses gardes du corps. Il devenait de plus en plus malaisé de l’approcher et, pour ses longs déplacements, Vicino avait carrément troqué sa limousine contre un fourgon blindé ayant servi à des transports de fonds.

Le Parrain sentait d’où venait le danger, pensait souvent à programmer la mort d’Aurelio, y renonçait en songeant à la peine qu’une telle décision causerait à Maria. Même si elle « savait », elle conserverait toujours une immense tendresse à l’homme qui l’avait élevée et continuait de pleurer sa mère.

Chacun de ces deux frères de cœur rêvait la mort de l’autre sans parvenir à la concrétiser : l’un parce qu’il éprouvait des scrupules, l’autre parce qu’il n’en trouvait pas l’occasion.

Le Commendatore comprit qu’à moins d’un hasard improbable ou de circonstances très exceptionnelles, il n’atteindrait jamais son but ; c’est pourquoi il résolut, malgré le danger que cela représentait, de s’assurer une complicité intérieure,

Il existait, dans l’entourage de Gian Franco, un vieil homme, le plus âgé de toute la Camorra, apparenté à Fanutti. Il constituait « le sage » de la cour. Ancien avocat véreux, il se tenait au côté du Parrain depuis son accession au trône, l’avait abreuvé de conseils judicieux, tiré de bien des embarras. C’est pour n’avoir point voulu entendre ses cris d’alarme que Vicino s’était retrouvé en prison, aussi le crédit du bonhomme restait-il intact.

Ce personnage s’appelait Carlo Zaniti. Grand, voûté, le poil blanc ébouriffé, le regard sombre, vêtu comme un hobereau provincial, il occupait un appartement bourgeois du bord de mer. De ses fenêtres on pouvait voir Ischia. Personne ne savait son âge qu’il tenait secret par prudence davantage que par coquetterie ; aux rares personnes qui se risquaient à le lui demander, il répondait sèchement : « Plus ! » Et changeait la conversation. Par recoupement, Fanutti lui donnait quatre-vingt-cinq ans au moins.

Il lui téléphona, un soir vers dix-huit heures, sachant que le digne homme se mettait au lit très tôt après une collation frugale.

— Pardon de vous importuner, cousin, fît-il après s’être nommé, serait-il possible de se voir ? J’aurais des choses délicates à vous confier.

— Si la perspective de dîner d’une salade et d’œufs à la coque ne t’affole pas, viens partager mon repas ! proposa Me Zaniti, lequel tutoyait son parent, plus pour marquer leur différence sociale que par esprit de famille.

— J’arrive !

Prévoyant une invitation à l’improviste, le Commendatore portait un costume gris, une chemise au col et aux poignets amidonnés ; également une cravate suffisamment neutre pour paraître de bon goût.

Vingt minutes plus tard, il sonnait chez l’avocat, lesté d’un magnum de bourgogne dont il le savait grand amateur. Les deux cousins se donnèrent l’accolade.

— Du chambertin ! s’exclama le maître. C’est bombance !

Sans plus attendre, ils passèrent dans la salle à manger où la bonne venait de dresser un second couvert et d’ajouter un ravier de petits cœurs d’artichauts à l’huile. Comme Zaniti prenait un tire-bouchon dans le tiroir de la desserte, Aurelio intervint :

— Gardez cette bouteille pour une meilleure circonstance, cousin.

— Il y en aura probablement d’autres, mais sûrement pas de meilleures, flagorna l’avocat en vrillant la tige d’acier dans le liège.

Le bonhomme se disciplinait de façon à boire le moins possible, mais en priant le ciel de lui fournir des occasions de le faire.

Il goûta le bourgogne avec une mimique de prélat ; quelque chose qui ressemblait à du bonheur mit de la bonté dans ses yeux.

— Il est auguste ! déclara-t-il.

Il versa largement dans les deux verres.

— Depuis que ma virilité m’a quitté, mon sens gustatif s’est accru, reprit-il. Faible compensation, mais compensation tout de même. Hélas, je dois en user avec parcimonie. C’est triste d’être vieux, mon pauvre Aurelio : tes forces se retirent, tes facultés s’amenuisent, les plaisirs te sont chichement comptés. Tout ton être est désarmé, un peu plus chaque jour. Sers-toi d’artichauts, c’est ma brave Adelia qui les prépare : un délice. Pendant des années, elle a essoré mes testicules avec gaucherie, mais bonne volonté ; je l’ai libérée de cette tâche ingrate récemment car il ne sortait plus de mon membre que de la fumée.

Le bonhomme se montrait plein d’entrain ; visiblement, la visite de son parent constituait une aubaine.

Bien que le repas fût léger, ils l’attaquèrent de bon appétit. Les œufs expédiés, Zaniti fit venir du fromage : une mozzarella fumée, cloutée de minuscules lardons frits.

— Qu’as-tu à me dire de si important, cousin ? Questionna brusquement l’hôte. Si nous terminons le magnum avant que tu n’aies parlé, tu ne te rappelleras plus ce pour quoi tu es venu !

— Cela m’étonnerait, assura Le Commendatore. Sans plus différer, il entra dans le vif du sujet.

— Il s’agit du Parrain, fit-il.

— Je le sentais.

— Ah oui ?

— L’instinct est le lot de consolation de ceux qui ne peuvent plus agir. Eh bien quoi, le Parrain ?

— Il vous a programmé, Carlo.

Zaniti ne tressaillit point, n’eut aucune mimique pouvant exprimer la surprise, ni même la crainte. Il porta le fromage à sa bouche, le mastiqua lentement.

— C’est nouveau, ça ! fit-il quand il eut dégluti.

— Il semblerait que non. La décision a été prise pendant sa détention : il est convaincu que c’est à vous qu’il la doit.