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— Foutaise ! Il sait parfaitement qu’il a plongé pour n’avoir pas suivi mes conseils, au contraire.

— Des idées s’installent dans les têtes, émit Fanutti. Il est certain qu’on pense beaucoup trop, en prison.

Il ajouta :

— Pour de toutes autres raisons, je dois également être d’une prochaine charrette.

— Tes sources sont sûres ?

— Il faut mieux agir comme si elles l’étaient, vous ne croyez pas ?

Le vieillard acquiesça.

— Vous pensez « faire quelque chose » ? s’enquit le forain.

— Que veux-tu que je fasse, cousin ? Je me suis toujours montré régulier avec Gian Franco. On ne fuit pas un homme avec qui l’on est loyal. S’il lance un contrat contre moi, eh bien, ma foi, cette mort en vaudra une autre. À mon âge, on ne fait plus la fine bouche. Il avait l’air réellement serein ; Fanutti en fut agacé.

— Je ne partage pas votre résignation, soupira-t-il.

— Et comment comptes-tu réagir ?

— Prendre les devants.

— Hum, tu vois grand !

— Parce qu’il n’existe pas d’autre solution. Seulement j’aurais besoin de votre concours passif.

— Refusé !

— Vous préférez jouer l’agneau du sacrifice ?

— Un peu boucané, ton agneau, railla Zaniti. Simplement, n’ayant rien à me reprocher, je refuse d’adopter un comportement de coupable ; tu peux comprendre ça ?

— Mal, mais si telle est votre décision…

Il ne s’avouait pas vaincu.

— Ce que j’attends de vous n’a rien de compromettant. Cela consiste à prier le Parrain à déjeuner, ce qui vous arrive parfois.

— Un attentat ? ne put s’empêcher de questionner Zaniti.

— Même pas : un accident.

— C’est ce qu’il y a de plus difficile à accréditer.

— Un demeuré joue avec des gamins. Ils font un concours de jets de pierres. Il existe un immense jardin privé à traverser entre l’avenue et votre appartement. Au moment où le Parrain passe par là, il prend un banal caillou à la tête et tombe foudroyé. Quoi de plus bête ?

Le vieux considéra son cousin avec curiosité. Une lumière étrange brillait au fond de son regard.

— Je vous croyais amis d’enfance ?

Le Commendatore hocha tristement la tête.

— Ce sont les amis d’enfance qui deviennent les ennemis les plus acharnés de l’âge mûr, assura-t-il.

33

La salle à manger du dernier étage, une petite pièce moyenne, tout en longueur, dominait le bord de mer. Elle portait le nom d’un célèbre ténor qui avait eu le bon goût d’y mourir l’année même où un grand écrivain français naissait. Depuis les larges vitrines, on découvrait la baie illuminée par les feux des bateaux avec, au premier plan, la citadelle fortifiée.

Le Parrain arriva le premier, flanqué de ses porte-flingues : quatre mafieux d’élite, vêtus de complets sombres gonflés à l’aisselle gauche. Deux de ces gentlemen s’installèrent dans l’antichambre, les autres à la table voisine.

Le maître d’hôtel, prévenu de l’illustre venue, attendait devant le bar et se précipita à la rencontre de Vicino.

Pendant qu’il déployait ses grâces, les gardes du corps procédèrent à un rapide examen des lieux.

— Donne-moi un jus de tomate avec beaucoup de citron et un trait d’angustura ! ordonna Gian Franco.

Comme on venait de le servir, les personnages attendus firent leur entrée, guidés par un groom en uniforme. L’un portait un costume bleu, en tissu léger chiffonné. Courtaud, massif, la cinquantaine dépassée, il avait une tignasse grise et buissonneuse, un nez large et velu, les paupières à ce point bouffies qu’on ne parvenait pas à capter son regard. Son compagnon, lui, était grand, blond, émacié, avec le nez busqué et des yeux d’acier. Contrairement à l’autre, il arborait une élégance compassée.

Ils serrèrent la main de Vicino avec l’indifférence marquée des boxeurs avant le combat et prirent les places qu’il leur désignait. Le Parrain fit signe au maître d’hôtel d’enregistrer leur commande. Il conseilla comme apéritifs à ses invités des « amers » italiens, mais ils préférèrent du scotch.

Quand ils furent servis, Vicino déclara :

— Depuis notre prise de contact, j’ai étudié votre problème, et pense avoir trouvé ce qu’il vous faut.

Le grand type maigre opina en silence.

— Il s’agit d’un couple, reprit le Parrain. La femme est italienne.

Nous avons des attaches familiales, elle et moi. Lui est autrichien et, peut-être ne le croirez-vous pas, s’appelle Adolf Hitler.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? grommela l’homme au fort appendice nasal. Une plaisanterie ?

— Une réalité ! Le hasard a d’étranges caprices. Cela dit, rassurez-vous, il ne présente aucun point commun avec le sinistre Führer. Les jeunes gens dont je vous parle n’ont peur de rien et possèdent le visage de l’innocence. J’attire votre attention sur le fait qu’Adolf parle couramment l’allemand, bien entendu, puisque c’est sa langue d’origine.

— Nous pouvons toujours les voir ? fit l’homme blond à son compagnon qui opina.

Ils s’exprimaient en anglais pour parler à Vicino, lequel comprenait cette langue sans très bien la maîtriser. Ce dernier adressa un signe au serveur :

— Demandez aux clients du 332 de nous rejoindre !

Il donnait ses ordres d’une voix lasse qui, curieusement, stimulait ses subordonnés.

Le couple apparut rapidement. Vicino s’efforça de le regarder avec les yeux des étrangers et convint qu’il produisait une bonne et forte impression.

Adolf portait un pantalon gris, un blazer noir, une chemise fumée où tranchait une « régate » aux rayures jaunes et noires. Il laissait pousser ses cheveux sombres, lesquels bouclaient joliment sur les tempes. Il avait l’air d’un très jeune homme, sorti d’un bon milieu ; mais son côté aimable s’effaçait lorsqu’on croisait son regard intense et dur.

Près de lui, Maria rayonnait d’heureuse quiétude ; la félicité de ses sens comblés se lisait sur ses traits. Elle avait passé un tailleur Chanel vieux rose, aux revers et aux poches gansés de velours noir. Depuis qu’elle partageait l’existence d’Hitler, elle consacrait davantage de temps à son apprêt. Son maquillage lui faisait un visage de star sans qu’elle apparaisse sophistiquée.

Les présentations furent d’un extrême laconisme :

— Les jeunes gens en question ! Ces messieurs ! dit Gian Franco avec un bref va-et-vient de la main.

Les quatre invités se saluèrent d’un hochement de tête. Vicino demanda à Maria de présider la table et désigna les menus.

— La langouste flambée est une spécialité du chef ! annonça le maître d’hôtel.

Ce fut un curieux repas. Les « étrangers » n’avaient mentionné ni leur nom, ni leur nationalité, mais Adolf ne tarda pas à les « situer » comme étant israéliens. Le plus petit le faisait songer à Ben Gourion dont il connaissait des photos. L’homme possédait l’assurance péremptoire de l’ancien leader. Il ne devait pas faire bon lui résister. Son acolyte à la mise recherchée évoquait un diplomate britannique.

— Je n’ai fait qu’effleurer le problème avec nos jeunes amis, prévint Vicino ; je préfère que vous leur expliquiez vous-mêmes la situation.

Celui qui ressemblait à David Ben Gourion ne devait pas mâcher ses mots. Il grommela, la bouche pleine :

— Nous sommes en quête de spécialistes chevronnés et vous nous proposez des jeunes gens !

Une sourde colère le faisait trembler ; on le sentait sur le point de quitter la table. Vicino but une gorgée de vin.

— Ne jugez pas les gens d’après leur âge, fit-il. M. Hitler vaut mieux que certains briscards téméraires.