« Le videur de galetas pensa que cet embryon de pièces pourrait intéresser quelque collectionneur et proposa « le lot » à un marchand de documents historiques, qui les lui racheta un prix dérisoire. La filière mystérieuse du hasard conduisit jusqu’à ce bouquiniste une personne en cheville avec nos nouveaux amis ; le destin est tissé de coïncidences, ce qu’en Italie vous appelez « La Providence ». »
Hitler avait poussé trop loin ses caresses : Maria n’était plus en mesure de suivre le fil du rapport.
Ils prirent l’heureuse décision de remettre sa lecture à plus tard et ce fut, dans la chambre du ténor disparu, le plus charmant des remue-ménage, comme l’a écrit un poète français.
Chacune de leurs étreintes différait de la précédente, à croire qu’elle se trouvait interprétée par d’autres protagonistes. Ils se lançaient dans le tumulte des sens, tels des plongeurs émérites dans la frénésie d’un torrent. L’acte charnel comportait peu de périodes languissantes. Chaque fois, ils se confrontaient à une démesure indéfiniment réinventée.
Harassés, ils s’endormirent enfin.
L’écriteau Do not Disturb restait presque en permanence accroché au pommeau de la porte.
Ils ne se réveillèrent qu’au milieu de la nuit, affamés et flottants. Le room service étant fermé, ils s’alimentèrent des nourritures d’attente, proposées par le petit réfrigérateur de leur suite.
Nus sur le tapis, ils poursuivaient au sol leurs ébats d’animaux. Grignotèrent des biscuits salés, puis des sucrés, croquèrent les chocolats et vidèrent chacun une demi-bouteille de Champagne.
Seule la lampe de chevet les éclairait. Adolf la déposa sur la moquette et, à plat ventre, poursuivit l’examen des documents laissés par leurs sponsors (il avait choisi ce terme pour parler d’eux).
Maria restait assise en tailleur devant lui, l’admirant. Elle guettait les plus légers tressaillements de son visage et cherchait à les déchiffrer.
Sa lecture terminée, il se mit sur son séant, dos au lit.
— Je comprends pourquoi « ils » n’ont pas souhaité que nous parlions de ce rapport, fît-il : il ressemble à un filet de pêche plein de trous.
Patiente comme l’éternité, elle attendit qu’il s’explique. Mais il se souciait avant tout de ravauder le filet percé. Il réfléchissait, le regard fixe, les lèvres crispées ; parfois un imperceptible hochement de tête révélait sa perplexité ; elle le retrouvait « habité », comme il l’avait été chez la signora Salarmi à Venise.
Adolf parut brusquement réaliser la présence de sa compagne :
— Pardon : je suis en plein décodage.
Elle sourit, murmura :
— Continue.
— Inutile : mes pensées tournent en rond. Reprenons : l’apocalypse à Berlin. Hitler brûle, comme sa ville. Pendant qu’il part en fumée, les sous-officiers Hubber et Morawsky fuient, lestés d’un sac à dos. Ils se sont probablement habillés en civils, ou ont usé de quelque déguisement. Toujours est-il qu’ils parviennent à quitter la capitale.
« De leurs tribulations, nous ne savons rien ; seule indication : ils atteignent l’Italie avec leur foutu sac. Au bout de combien de temps ? Mystère. Comment échouent-ils à Saviano ? Ce pays constituait-il le but de leurs pérégrinations ou ne représentait-il qu’une étape accidentelle ? Je ne trouve aucune réponse à ces questions dans ce document. Il faut dire que presque un demi-siècle a passé. C’est peu pour les pyramides, mais c’est beaucoup pour une durée humaine. La femme ayant vendu le sac n’habite la maison que depuis deux ans : un viager !
« De leur propre aveu, les Israéliens ont été incapables de retrouver la trace des Allemands après la halte de Saviano, à croire que le Vésuve les a engloutis ! Ils ont tout mis en œuvre pour « recoller » aux fugitifs. Les documents qu’ils trimbalaient leur ont-ils permis de négocier leur salut auprès des Alliés en pleine reconquête ? Ont-ils été arrêtés et fusillés ? Les a-t-on jetés dans un cul-de-basse-fosse jusqu’à leur mort ? Énigme ! Il y en eut beaucoup pendant cette guerre ; peu furent résolues. »
Maria suivait la digression de son bien-aimé avec attention.
— S’ils avaient été arrêtés et fusillés, tu penses bien que nos sponsors l’auraient su ! Ils ne remueraient pas ciel et terre pour découvrir ce qu’ils sont devenus !
— Juste ! apprécia Adolf.
— Conclusion, enchaîna la fille du Parrain, les évadés du bunker savaient où se réfugier.
— Dans ce cas, pourquoi se sont-ils arrêtés dans ce petit patelin italien ?
Maria réfléchit :
— Sans doute s’agissait-il d’un détour incontournable. Ils avaient besoin de rencontrer quelqu’un, voire de prendre quelque chose, je ne sais pas… Ayant obtenu ce qu’ils voulaient, ils ont continué leur route.
Hitler tressaillit.
— Naples est un port, pourquoi n’y seraient-ils pas venus afin de s’embarquer ?
— Dans ce village situé à des kilomètres de la mer ?
— On devait y être plus en sécurité qu’en ville pour attendre le départ d’un navire.
L’objection l’ébranla.
— Tu as raison, admit-elle. Un bateau…
Plusieurs jours passèrent. Le Parrain téléphonait fréquemment aux jeunes gens. Il ne lui suffisait pas de parler à sa fille : il demandait à s’entretenir également avec Adolf.
Un après-midi, Vicino profita de l’absence de Maria pour lui confier un problème qui le tourmentait. Il était rarissime qu’il consulte autrui. Gian Franco savait mieux que quiconque gérer les moments délicats de son existence, partant du principe que toute confidence met en position de faiblesse.
Cependant, il n’avait pas hésité à prendre l’avis de celui qu’il considérait comme son gendre.
Hitler l’écouta, réfléchit et proposa :
— Voulez-vous que je m’en occupe ?
— Toi-même ? sursauta le maître de la Camorra.
— C’est abuser de votre confiance ?
Quelques instants s’écoulèrent avant que Vicino ne murmure :
— À ta guise, mon fils ; moi je joue les Pilate.
L’Autrichien dit encore :
— Seulement, je vais devoir agir seul, tout seul. Ne pourriez-vous mobiliser Maria pendant quelques heures, le moment venu ?
— Certainement. Je dois déjeuner chez mon ami Carlo Zaniti : il se fera un plaisir de l’inviter.
Depuis des jours et des jours, Aurelio Fanutti complétait l’entraînement de Bambou en lui faisant lapider des silhouettes grandeur nature ayant le visage de Vicino.
Pas une seule fois le Noir ne manqua la cible. À chacun de ses jets, il atteignait la tempe, légèrement au-dessus de l’oreille. Son patron lui constituait un stock de pierres meurtrières, triangulaires, aux arêtes aiguës. Bambou en possédait une pleine caisse, dont il avivait les angles à la meule, sous le regard ardent du Commendatore.
Un soir, l’acide sonnerie du portable retentit. Généralement, l’appareil restait muet, car peu de gens connaissaient son numéro qui ne servait guère qu’à Maria ; mais depuis son dramatique veuvage, elle communiquait de moins en moins avec celui qu’elle continuait d’appeler papa.
Fanutti dégagea le boîtier de sa ceinture pour prendre la communication.
Il reconnut aussitôt la voix de Carlo Zaniti.
Après quelques échanges creux relatifs à leur santé, l’avocat déclara :
— Je viens te lancer une invitation. Après-demain, Gian Franco déjeunera à la maison en compagnie de ta fille, ça leur ferait plaisir que tu te joignes à nous. Elle arrivera tôt ; si tu en faisais autant, vous auriez l’occasion de bavarder un peu avant le repas…