Fanutti décoda le discours et s’empressa d’accepter.
À l’heure convenue, il se présenta chez son ami et eut le bonheur d’y trouver Maria. Il la jugea grave et fermée, mais peut-être cette impression venait-elle de sa robe noire agrémentée de dentelle grise aux manches et au col ? Son maquillage, plus élaboré que d’ordinaire, lui donnait une expression sévère. Elle faisait vraiment veuve de fraîche date. Une simple chaîne d’or au cou accentuait sa dignité.
Leurs effusions manquèrent de chaleur. Dès lors, il comprit qu’elle était au courant de la paternité de Vicino.
Il se sentit infiniment démuni et seul ; seul à crever !
Les amers du maître ne ressemblaient pas à ceux des bars. Ils possédaient les chatoiements des vieux portos. Aurelio en but plusieurs à la file, espérant calmer le chagrin couvant dans son âme ; mais l’alcool l’exacerbait au contraire. La perspective de Bambou attendant le Parrain dans le square, auprès d’un petit tas de pierres, ne parvenait même pas à le distraire de son spleen. Il jugeait l’existence morne et sans espoir. Elle se dévidait comme le nylon d’un moulinet entraîné par son leurre au gré du courant. Bientôt il serait vieux, avec la cohorte des empêchements qui, immanquablement terrassent un individu saisi par l’âge.
— Tu m’as l’air bien sombre, Aurelio, remarqua Zaniti.
— J’ai de la solitude dans l’âme, reconnut le Commendatore.
Sa « fille » ne réagit pas. L’avait-elle seulement entendu ? L’avocat voulut emplir une fois de plus le verre de Fanutti, qui refusa.
— Je vais être ivre avant le déjeuner, fit-il.
À cet instant on sonna.
« Les gardes viennent nous prévenir de l’accident », songea le montreur de monstres.
Avant de fomenter ce guet-apens, il avait réfléchi au sort de Bambou. Il ne doutait pas que, son meurtre perpétré, le « sur-membré » serait pris à partie par les hommes du Parrain. Ceux-ci lui appliqueraient la loi du talion. Peu importait.
La servante arriva, escortée de Vicino.
En l’apercevant, Fanutti éprouva la plus sinistre déception de toute sa vie. De la colère aussi, à l’encontre de Bambou. Le Noir s’était dégonflé lamentablement. Sans le soutien de son maître, il cessait de fonctionner.
— Quelle bonne idée de réunir les gens que j’aime, cher Carlo ! s’exclama Gian Franco en étreignant Maria, puis l’homme du barreau et enfin le Commendatore. Ça me fait du bien de quitter mon trou à rats. Ton appartement m’a toujours enchanté ; il est si clair, si parfaitement décoré ! Tu es niché entre la mer et le jardin d’Éden, c’est magnifique !
Il se montra d’humeur enjouée pendant tout le repas, s’exprimant d’abondance, plaisantant à tout propos. Son cancérologue venait de lui prescrire un nouveau médicament en provenance des U.S.A. qui, déjà, le régénérait.
Vicino semblait avoir oublié son altercation avec Aurelio et parlait sur un ton d’amitié, allant jusqu’à lui lancer des boulettes de mie au visage lorsqu’il le jugeait par trop distrait.
On discuta d’Andreotti, des voyages du pape, et de cent autres sujets défrayant l’actualité.
Maria se manifesta avec mesure, gênée de se retrouver avec deux hommes qui la considéraient l’un et l’autre comme leur fille.
Le dessert à peine pris, le Commendatore demanda la permission de se retirer.
Il retraversa le jardin où une statue de Diane lui ouvrait les bras.
Une obscure fureur l’animait contre Bambou. L’avait-il cependant assez chapitré, ce maudit black ! Des sentiments racistes l’envahissaient.
Pendant le trajet du retour, il stimulait sa rancœur en se remémorant l’aisance presque joyeuse du Parrain, au cours du déjeuner. Rarement il ne l’avait vu en aussi bonne forme ! À croire qu’il venait de signer un pacte avec le diable, ou avec la vie ?
Perplexe, il se demandait, en se dirigeant vers son mobile home, si le lanceur de pierres avait été assez malin pour rentrer seul. Son côté simplet l’inquiétait ; en outre, le Noir ne devait pas avoir grand argent sur soi pour fréter un taxi, ou tout simplement prendre un autobus.
Les abords de son « campement », situé pour l’heure dans la proche banlieue, étaient écrasés de soleil et donc déserts. Un taud de toile jaune protégeait la partie ouverte de la caravane.
Fanutti perçut, de loin, la musique du poste de radio que Miss Lola laissait presque toujours branché.
Curieusement, il en fut réconforté.
Il éprouva quelque étonnement en découvrant les cellules de ses pensionnaires vides. Si l’absence de Bambou ne le surprenait qu’à moitié, celle de la femme à barbe, par contre, le troublait car elle ne s’éloignait jamais de son propre chef. Il décida d’aller changer de chemise, celle qu’il portait était trempée de sueur. Depuis quarante-huit heures, une recrudescence de l’été accablait la ville comme un dur mois d’août. Les nombreux amers bus chez l’avocat lui restaient sur l’estomac et une barre douloureuse meurtrissait sa tête.
Il fit coulisser la porte de son logement, s’immobilisa, cloué par la stupeur.
Ses « artistes » se trouvaient ficelés dos à dos sur deux sièges. L’étrange couple occupait entièrement le local. Le visage de la jeune fille n’était plus qu’une plaie vive car on avait mis le feu à sa barbe avant de la bâillonner avec du sparadrap. Son cou, ses joues, ses tempes tuméfiées, suintantes, achevèrent de soulever le cœur du Commendatore qui vomit dans le minuscule évier. Il n’osait regarder car l’expression de la suppliciée l’épouvantait. Il fit couler de l’eau sur ses déjections, davantage pour gagner du temps que par souci de propreté.
Il finit par se retourner.
Les joues de Bambou étaient plus gonflées que celles d’Armstrong interprétant un solo de trompette. On avait enfoncé et tassé dans sa gorge une partie des cailloux de jet, en utilisant, comme pilon, le boîtier d’une torche électrique qui gisait sur le plancher. Le malheureux garçon portait encore une énorme bosse éclatée à l’arrière du crâne.
Aurelio respira profondément, puis quitta sa cellule sans songer à délivrer Miss Lola. D’un pas harassé, il sortit du véhicule. Retrouva son fauteuil de toile à l’arrière du camion, l’ouvrit dans une partie ombreuse et s’assit.
Après une longue méditation, il dégagea son portable et composa le numéro du Parrain. La voix d’un sbire répondit. Il se nomma, demanda à parler à Gian Franco ; on le lui passa sans qu’il eût à attendre.
— Aurelio ! clama joyeusement Vicino. Je suis content de t’entendre déjà, tu ne m’as pas paru très en forme, tout à l’heure ?
— Je tenais à te remercier pour le cadeau, coupa le Commendatore.
— Quel cadeau, vieux frère ?
— Tu le sais bien !
— J’ignore de quoi tu parles ; je te le jure sur la mémoire de ma défunte femme.
— N’invoque pas l’âme de quelqu’un que tu as fait tuer, fils de pute !
Considérant qu’il n’avait plus rien à ajouter, il raccrocha.
« Cette fois, j’ai vraiment signé mon arrêt de mort », songea Fanutti en toute sérénité. Il se rendait compte que le Parrain ne le laisserait pas survivre après pareille injure, même si personne n’en avait été témoin. Le code d’honneur de la Camorra ne pouvait tolérer une telle insulte sans réagir de la plus vive façon.
Cette perspective lui était indifférente. L’existence, désormais, n’aurait plus d’attrait pour lui.
Cependant, il l’avait aimée, étant ce que l’on appelle communément un bon vivant. Il était l’homme des menus plaisirs, sachant jouir d’un rien : un rayon de soleil, les roucoulements de deux pigeons, un verre de chianti, les couleurs du soir, un filet d’eau dans un ruisseau presque desséché, le fessier ondulant d’une fille, tout cela lui mettait des touches de joie dans l’âme. À présent, sa vie obscurcie l’encombrait. Il se trouvait au-delà de la résignation, dans une zone morte.