Tout à coup, il réagit en pensant qu’il avait « oublié » de secourir Miss Lola. Liée à Bambou assassiné, la malheureuse défigurée à jamais, souffrait le martyre.
Il reprit son téléphone et appela la police.
— J’ai reçu un appel du brave saltimbanque, annonça Vicino à Hitler ; il m’a semblé en pleine détresse mais ne m’a pas raconté ses ennuis, en aurais-tu connaissance ?
— Vaguement, répondit Adolf qui goûtait l’humour du Parrain.
Ils devisaient seuls dans le bureau. La servante étant frappée par une méchante grippe automnale, Maria préparait le repas du soir, assistée de Paolo, l’un des porte-flingues de l’équipe qui manœuvrait aussi parfaitement la pasta que la gâchette. « À la vongole ! » avait demandé Gian Franco.
Le chef de la Camorra croisa ses mains diaphanes sur son bureau.
— Peut-être pourrais-tu me raconter ce que tu sais ? fit-il.
L’Autrichien inclina la tête.
— En regagnant sa roulotte, il aurait découvert ses deux pensionnaires ligotés dos à dos. Le Noir mort, la bouche pleine des cailloux destinés à ses lapidations ; la femme brûlée au troisième degré, parce qu’un mauvais plaisant avait mis le feu à sa barbe.
Le Parrain frottait ses mains placées l’une sur l’autre. Un indéfinissable sourire éclairait sa figure blafarde, sans parvenir à l’égayer.
— A-t-on le signalement de l’homme qui a fait cela ?
— Très confusément. L’individu circulait à vélomoteur. Il portait une combinaison et un casque noirs. Apparemment il est passé inaperçu.
Vicino secoua la tête doucement et resta silencieux un moment.
— Venons-en à toi, Adolf : tu n’as pas de permis de conduire ?
— Non.
— Mais tu sais conduire ?
— Quand il le faut…
— Tu me procureras des photos et je t’en ferai établir un. Mon chauffeur te donnera des leçons de perfectionnement :
Aprilo a couru en formule 1, il y a dix ou quinze ans, c’est le meilleur volant de Naples. Il avança sa main cireuse sur celle de son protégé.
— Tu réunis toutes les qualités pour devenir un véritable chef, déclara-t-il. Quel âge as-tu, déjà ?
— Dix-huit ans, Don Vicino. L’autre ne put cacher son admiration.
— Mozart ! fît-il.
Le couple séjourna encore quatre jours à Naples. Aprilo s’employait six heures par jour à enseigner la conduite sportive à Hitler qu’il jugeait surdoué.
L’Autrichien faisait montre d’un total sang-froid et révéla des dons exceptionnels en cette matière. Il pilotait une Alfa gonflée aux reprises spectaculaires, tirant du véhicule un maximum de sensations et d’efficacité. Confronté à une circulation anarchique, il s’en donnait à cœur joie, stimulé par Aprilo.
— Fonce ! Fonce ! l’exhortait celui-ci, et n’aie pas d’états d’âme : la police connaît nos numéros et ses procès-verbaux sont écrit à l’encre sympathique !
Quand il revint de sa seconde leçon, Maria lui apprit le retour de Johanna Heineman à Naples. L’Allemande avait rendu visite au Parrain pour lui annoncer sa décision de vendre « le trésor de guerre » de son grand-père. Vicino étant absent, Maria lui avait demandé de laisser ses coordonnées. Adolf fut contrarié par cette réapparition inopinée. Il cédait à la tendance propre aux hommes de considérer l’éloignement comme le meilleur chemin de l’oubli.
— Elle ne m’a pas réclamé ? demanda-t-il.
— Non, mentit la jeune veuve ; mais souhaiterais-tu l’inviter à dîner ?
— À quoi bon ? Ce n’est pas à moi qu’elle a affaire, mais au Don.
Son détachement calma la jalousie en éveil de Maria.
La résolution de Mlle Heineman ravit Gian Franco. Il gardait une nostalgie de ces pierres dévoyées, se reprochait d’avoir manqué de pugnacité, mais en fin de compte, son apparente indifférence se montrait payante.
Il appela la jeune fille à l’hôtel et convint d’un rendez-vous pour le lendemain. Elle s’y rendit, porteuse d’une émeraude somptueuse dont l’importance sidéra le Parrain.
Johanna lui parut changée depuis leur précédente rencontre. Les jeunes filles sont étranges, qui vieillissent de plusieurs années en quelques semaines. Il la trouva mincie, le regard abattu ; toute sa personne exprimait les deuils tragiques qui l’avaient frappée, comme si son chagrin avait été différé jusque-là.
Ils parlèrent en tête à tête. Vicino préconisa de commencer par l’inventaire de l’ensemble. Cette perspective enthousiasmait peu la jeune héritière. Vicino proposa alors de le diviser en trois lots. Maria se rendrait à Munich, flanquée d’un de leurs experts, pour traiter l’achat du premier. Une fois la négociation menée à bien, on attendrait avant de passer à la seconde partie, puis à la troisième ; cette solution de vente fractionnée représentait une sécurité pour Fräulein Heineman, puisqu’elle ne risquerait jamais plus d’un tiers de son magot à la fois.
Elle accepta mais dit qu’elle préférait voir la transaction réalisée par Hitler plutôt que par la jeune femme, du fait qu’il connaissait déjà le stock.
Gian Franco braqua son regard perspicace sur celui de son interlocutrice. Il y découvrit qu’elle aimait Adolf et cherchait l’occasion de le revoir.
Il fit valoir qu’après les événements vécus en Bavière, il valait mieux qu’il n’y retournât point, bien que l’affaire fût classée. Par contre, on pouvait fort bien imaginer que les transferts de fonds s’opéreraient en Suisse, sous son contrôle. Elle se montra satisfaite de cette contre-proposition et ils tombèrent d’accord.
Adolf ne sut rien de la tractation. Elle ne le préoccupait d’ailleurs pas ; il consacrait toute son énergie à ce qu’il appelait « les documents nazis ». Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’ils étaient, mais l’acharnement des Israéliens à les retrouver donnait à penser qu’il s’agissait d’une chose d’une extrême importance puisque, en 1989, la jeune nation juive cherchait encore à s’en emparer. Ils s’évertuaient, Maria et lui, à en deviner la nature. Quelle richesse « traditionnelle » pouvait être coltinée dans un sac à dos ? Quelle « invention », conçue plus de quarante ans auparavant, était encore susceptible d’exciter les convoitises ? Quel secret d’État aurait conservé un attrait si puissant ? La Terre avait tourné ; le monde de 1945 ne représentait plus rien de commun avec celui d’aujourd’hui. Ce défi historique l’obsédait. Il échafaudait les hypothèses les plus abracadabrantes.
Après avoir tenu conseil avec sa bien-aimée, il résolut d’aller passer quelques jours, seul, à Saviano. Maria mettrait à profit cette courte absence pour accompagner le Don à Londres où il devait consulter un éminent cancérologue. Afin de ne point trop se faire remarquer, Adolf acheta un attirail de peintre, estimant qu’il possédait suffisamment de talent pour donner le change. La veille de son départ, Vicino lui offrit un cabriolet Mercedes gris acier, intérieur cuir noir, particulièrement germanique, geste qui toucha vivement son disciple. La nuit précédant leur séparation, ils firent l’amour avec tant de fougue qu’ils purent à peine fermer l’œil.
La belle sanglota à l’instant de le quitter, retrouvant ce pathétisme bruyant des filles de sa race ; elle, habituellement si réservée poussait des plaintes, s’accrochait au cou d’Adolf, criait haut et fort sa passion.