L’existence de cet étrange trio se déroulait somme toute sans gros à-coups. Ils allaient, de ville en village, présenter à des badauds l’anormalité des « artistes ».
Le théâtre était rapidement édifié : Aurelio Fanutti plantait, face à la voiture, deux longs piquets de métal qu’il unissait à la caravane par des filins sur lesquels coulissait une tenture de plastique noir.
Au moment de la représentation, vêtu d’un habit, il jouait du saxophone pour attirer les passants. Une fois la foule rassemblée, il plaçait une harangue de grand style, à ce point alléchante que les gens se bousculaient à la caisse : en l’occurrence une sacoche de cuir fixée sur son ventre. Lorsqu’il estimait avoir atteint la jauge, il fermait l’enceinte légère et venait palabrer devant la scène.
Bonimenteur intarissable, il savait attiser la curiosité de l’auditoire en débitant un couplet pseudo-scientifique, puis en développant l’aspect tragique de ces effarantes disgrâces de nature.
Quand, enfin, il abattait le panneau latéral du mobile home, le public, conditionné, restait muet de stupeur, voire d’épouvante, à la vue de « ses monstres ».
Ce qu’éprouvait Aurelio Fanutti procédait de la fierté paternelle. Les deux phénomènes lui procuraient un sentiment de puissance difficile à analyser.
Le projecteur éclairant Miss Lola s’éteignait ; alors il se consacrait au bicéphale, commentant longuement son anomalie.
Il débitait des sornettes colorées, affirmant que la mère d’Alfonso espérait des jumeaux pendant sa gestation, mais qu’ayant forniqué avec un moine défroqué, le Seigneur l’en avait punie en déposant dans son sein un être monstrueux. Il brodait d’abondance, variant sa présentation selon son humeur ou les réactions du public. Les femelles rassemblées se signaient en l’écoutant. Les hommes prenaient des expressions sceptiques, ce qui ne les empêchait pas de blêmir.
La déesse barbue passait ensuite en vedette, vêtue d’une seule chemise de nuit courte et arachnéenne, connue autrefois sous le nom de « baby-doll ». La lumière, parfaitement étudiée, dévoilait crûment son sexe aux fortes lèvres dépourvu de toute pilosité.
Il achevait chaque fois l’exhibition en conviant des personnes de l’assistance à caresser les parties velues et glabres de la jeune fille afin de constater tactilement cette double erreur de la nature. Il annonçait que seules les dames pouvaient décemment assumer une telle vérification, déclenchant ainsi les protestations houleuses des mâles. À ce moment, le Commendatore feignait d’être débordé par les mécontents et se résignait à laisser tripoter sa vedette par les grosses pattes de ces messieurs.
Quelques jours plus tard, il gagnait une autre localité où la rumeur publique assurait déjà la promotion de son spectacle.
Conscient de ce que sa rancœur s’estompait, le fringant sexagénaire se rendit dans son appartement situé dans la partie avant du véhicule. Celle-ci se composait d’une étroite cabine pourvue d’un coin douche. Le dessous de la couchette servait de coffre à habits et un placard astucieusement équipé recelait une kitchenette pourvue d’un réchaud à gaz et d’un minuscule réfrigérateur.
Il se versa un large Campari, musclé d’un trait de gin, et s’en fut le savourer dans son fauteuil pliant, à l’ombre d’un vieil olivier échappé à l’effondrement du quartier. Un campanile proche égrenait une heure dont il s’abstint de compter les coups. Il appréciait ce brusque relâchement succédant à sa crise de colère. Cela lui faisait l’effet d’un bain tiède en été.
Fanutti avala une gorgée du liquide dont l’amertume le stimulait, puis eut un regard pour le paysage désolé qui l’entourait. Ce secteur écroulé, que les bulldozers avaient déjà nettoyé, lui rappelait l’éruption du Vésuve au cours de laquelle Orthensia, son épouse, était morte dans l’inconfortable déferlement d’une coulée de lave en fusion.
Leur union étant un acte d’amour, il eut du mal à se remettre de l’événement et ne se remaria point. Certes, il sacrifiait à la chair de loin en loin, davantage par hygiène que par exigence sexuelle, mais il ne renia jamais sa foi en l’aimée. Il la sentait continuellement présente à son côté, aussi attentive et vigilante qu’elle l’était de son vivant. Un peu tyrannique, sans doute, mais plus attachée à lui que sa carapace à une tortue, et d’une fidélité à ce point farouche qu’elle l’exaspérait parfois.
Morte à l’orée de la trentaine, elle conserverait toujours pour son mari sa luminosité d’ardente femelle ; l’absence la parait de charmes et en faisait un personnage de vitrail. Des matrones familiales avaient aidé Aurelio à élever sa fille, ce qui n’avait pas posé de problèmes majeurs. Adolescente farouche à l’esprit vif et au maintien réservé, Maria s’était acquittée de son enfance comme d’une charge incontournable. À quatorze ans, elle s’était prise de passion pour un garnement de leur quartier et brûlait du même feu sept ans plus tard, le mariage n’ayant fait que la stimuler.
Nino Landrini, le jeune époux, « travaillait » pour la Camorra, branche napolitaine de la Mafia. N’ayant pas d’autres occupations, il consacrait le plus gros de son temps à ses amours matrimoniales, convaincu qu’elles ne cesseraient jamais.
Le Commendatore acheva son Campari et s’assoupit. Une obscure mélancolie le taraudant, il n’envisageait pas un meilleur moyen de lui échapper. Les bruits du voisinage, loin de l’importuner, le rassuraient car il appréciait la rumeur de la vie. Des guêpes surgies de nulle part s’affairaient dans le fond de son verre avec un bourdonnement irrité.
Alfonso, le bicéphale, émit un hurlement de loup-garou, résultant sans doute d’une masturbation libératrice. Fanutti ne le perçut pas ; il flottait dans une torpeur zébrée de lumière, au fond de laquelle il mesurait l’inanité de son existence.
Quelqu’un toucha son épaule, déclenchant un rêve confus instantanément dissipé.
Un homme d’une quarantaine d’années, vêtu d’un complet noir trop juste, le considérait d’un air indifférent. L’importun mâchonnait la tige d’un œillet sauvage cueilli sur le talus. Une raie médiane partageait son épaisse chevelure huileuse. Il souffrait d’un strabisme divergent de l’œil droit qui accroissait son aspect déplaisant.
Aurelio le reconnut : il s’agissait d’Alighieri, l’un des hommes « de compagnie » du Parrain, qu’on avait surnommé « le Dante » à cause de son patronyme. Comme il possédait une assez belle voix, très appréciée de « son maître », ce dernier le priait de chanter à toute heure du jour ou de la nuit. Un voisin, fraîchement arrivé de Milan, peu amateur de bel canto, avait porté plainte pour tapage nocturne. Quelques jours plus tard, de mauvais plaisants vinrent lui verser de la poix en ébullition dans les conduits auditifs alors qu’il était au lit. Cette intervention le laissa sourd, supprimant ainsi ses raisons de récriminer.
— Salut ! dit Fanutti, sans plaisir.
— Navré de vous réveiller, répondit le Dante d’un ton pincé. Suivez-moi : Don Gian Franco vous attend à quelques rues d’ici.
L’imprésario des phénomènes, ainsi qu’il se qualifiait volontiers, se leva. Dans le mouvement, il brisa son verre vide.
— Ça porte bonheur, ricana le visiteur.
Ils quittèrent le terrain vague et descendirent en direction de la mer. Au détour d’une ruelle, elle surgissait, presque blanche sous l’ardent soleil. On voyait les îles prestigieuses, rendues minuscules par l’éloignement. Des embarcations semblaient dériver sans objectif à proximité de la côte, tandis que de forts bateaux s’en allaient affronter le large, poursuivis par des vols d’oiseaux voraces.