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À l’autre bout, Hitler restait silencieux. Elle ne percevait même pas le bruit de sa respiration. Réfléchissait-il à la déclaration qu’elle venait de lui faire ? La gêne lui ôtait-elle toute possibilité de se manifester ? S’il n’éprouvait rien pour elle, que pouvait-il ajouter à son aveu ? Dans quel formidable embarras l’avait-elle précipité ?

Il finit par prendre la parole :

— Si je vous ai téléphoné ce soir, c’était pour vous tenir le même langage. Nous étions à l’unisson sans le savoir. Un violent sentiment de rejet vis-à-vis de l’existence. J’aurais pu vivre complètement notre rencontre, jouir de vous à corps perdu. J’ai résisté parce que cela me paraissait impossible. Aussi, et surtout, parce que je ne crois pas à la perdurance de l’amour. Comme pour notre vie, sa fin est programmée dès son commencement. Privé de vous, je me suis follement lancé dans une liaison avec la Napolitaine. J’y ai trouvé de l’ivresse et infiniment de plaisir ; et puis, au premier incident, le charme s’est rompu.

« Ce que je croyais être de la passion s’est spontanément mué en haine. Amer, désemparé, quelle a été ma première réaction ? Me tourner vers vous ! Non pas pour vous proposer la place encore chaude d’une autre, mais pour vous offrir un peu d’avenir, Johanna. »

Quand il cessa de parler, elle fit avec élan :

— Comme je t’aime, mon amour !

Leur communication dura plus d’une heure.

Lorsqu’ils eurent raccroché, Adolf la rappela dix minutes plus tard, et de nombreuses autres fois encore au cours de cette nuit déterminante.

NAPLES

39

Tout en peignant cette placette de village où les fleurs le disputaient aux vieilles pierres, Hitler se remémorait l’étreinte qu’ils avaient vécue, Maria et lui, au domicile de la signora Salarmi. À l’évocation, cette scène perdait son côté « hard ». Il y songeait comme à une fornication satisfaite à l’improviste.

Il avait dressé son chevalet dans un angle pour mieux capter le romantisme du lieu. Une fontaine festonnée de limon verdâtre produisait un bruit nostalgique qui l’émouvait. Quelle réminiscence tentait-il de faire resurgir ?

Son aquarelle venait bien ; c’était une matière présomptueuse, à la merci d’un geste de trop, toujours irrattrapable. Il la bloqua dans la boîte et partit boire un café à l’albergo voisin.

Les rares clients ne parlaient que du mort de l’église.

Hitler commanda un cappuccino. Pendant qu’on le lui préparait, il s’empara du journal passablement trituré par les habitués, au point d’être transformé en loque de papier. La mort de son suiveur figurait en première page sous le titre : « Un tueur de la Camorra découvert sans vie dans l’église de Saviano. »

La nouvelle le sidéra et lui causa un malaise aigu. Il était abasourdi par sa méprise. Depuis le départ de Naples, il considérait son « ange gardien » comme un élément de l’équipe israélienne.

Pas un instant il n’avait imaginé qu’il puisse être dépêché par Vicino.

Il ferma les yeux pour mieux s’isoler avec sa rancœur.

Quand il eut avalé le café, il retrouva le cours normal de ses pensées et prit connaissance de l’article.

La prieuse solitaire avait témoigné et certifié à la police que l’église était totalement déserte à l’arrivée du dénommé Busetti. Une chose troubla Hitler : il semblait transparent, nulle part on ne le remarquait. Cela résultait-il de son jeune âge ? Il se sentait tellement adulte malgré ses dix-huit ans ! Presque vieux ! Mais pour la foule, il était un garçon embarrassé des filaments de l’enfance. Sa grande maturité restait imperceptible aux autres.

Il régla la consommation et retourna à son matériel.

Peindre calma son irritation. Une exubérance violine s’échappait d’une grille voisine ; il ne connaissait pas ces fleurs. Elles possédaient les tons de la glycine, mais ses grappes ne pendaient pas et montraient une rigueur géométrique.

— C’est joli, ce que vous faites, dit une jeune femme derrière lui.

Il la reconnut. C’était pour lier connaissance avec elle qu’il avait organisé cette mise en scène : elle habitait la bicoque basse, aux volets bleus, où s’étaient réfugiés, jadis, les deux types de la Wehrmacht.

— Vous pensez ?

— Quand je vois ma maison sur votre tableau, je la trouve beaucoup plus belle qu’en naturel.

— Vous avez tort : elle possède un charme fou, une poésie pleine de tendresse.

Elle sembla déroutée, hocha la tête et fît :

— On finit par ne plus se rendre compte de ce qui nous entoure.

Il la jugea plutôt ordinaire, mais non dénuée d’un certain attrait.

— Vous avez des enfants ? demanda-t-il. Elle sourit :

— Quarante-deux !

Comme il ne comprenait pas, elle ajouta :

— Je suis institutrice ; mais personnellement je n’en ai pas. Mon mari s’est tué à moto huit jours après nos noces…

— Il y a longtemps ?

— Deux ans.

Il se sentit autorisé à formuler une banalité :

— Vous allez vous remarier bientôt, car si Dieu vous a accordé la vie, c’est pour que vous la transmettiez.

Ce lieu commun, loin de la choquer, parut cadrer avec ses intimes perspectives.

— Il faut laisser passer du temps, réfléchit-elle. Ici, les gens n’aiment pas les veuves pressées.

La réflexion lui rappela l’empoignade de Maria avec la grosse couturière.

— Les gens, maugréa Adolf, finissent toujours par se soumettre aux circonstances ; c’est de la folie que d’accorder de l’importance à leur opinion.

Elle acquiesça, troublée par ce discours un peu élaboré.

— Je dois aller préparer mon repas, assura-t-elle. Elle allait partir, se ravisa :

— Vous n’êtes pas italien ?

— Autrichien.

— On dit que c’est beau, le Tyrol ?

— Chaque pays est beau, affirma-t-il, soit parce qu’il est le nôtre, soit parce qu’il est ailleurs.

Elle ne saisit pas très bien sa réflexion, mais se crut obligée d’en rire.

Une heure plus tard, elle ressortit de son logis. Adolf nota qu’elle avait changé de chemisier et mis du rouge à lèvres. Elle traînait des remugles de friture surmenée.

— Seconde mi-temps ! annonça-t-elle. Montrez comme votre dessin a avancé. Oh ! oui : drôlement ! Ça fait mieux que prendre tournure… Vous êtes très coté en Autriche ?

— Pas encore : je suis jeune, vous savez,

— Vous pensez rester ici longtemps ?

— Jusqu’à ce que mon aquarelle soit terminée.

— Je sors à quatre heures, vous l’aurez finie ?

— Si l’inspiration m’a à la bonne, probablement.

— Parce que j’aimerais bien la voir telle qu’elle sera sur un mur, par la suite.

Elle l’attendrissait. Une femme-gamine ! Naïve et fraîche !

— Il me vient une idée ! s’exclama Hitler. Ce soir, après votre feuilleton télévisé, allez vous promener sur la route menant au Vésuve. Je vous attendrai au volant de ma voiture.

Elle fit scrupuleusement toutes les objections qu’on pouvait attendre d’une récente veuve soumise à une telle proposition, avant d’accepter.

Elle se rendit au rendez-vous à bicyclette. Un porte-bagages assorti d’une corbeille d’osier donnait à penser que l’institutrice faisait des courses. Elle prit la direction de Pompéi, comme il le lui avait recommandé, et aperçut bientôt un cabriolet Mercedes sur le bas-côté. Ne soupçonnant pas que le jeune peintre pût posséder ce genre de bolide, elle allait le dépasser quand une main sortit de la portière.