Le vieil avocat portait un pardessus de vigogne malgré la douceur de l’arrière-saison, car il prétendait que l’air pressurisé des avions lui était fatal. Il descendait d’un jet privé en provenance d’Innsbruck et se montrait enchifrené.
— Pas des mieux, répondit-il en faisant la moue.
— Parle net, gronda Vicino : elle va s’en tirer ou pas ?
— D’après les médecins, elle a une chance sur dix de se rétablir complètement. Les autres possibilités vont d’un long coma avec issue fatale, à un réveil assorti de lésions cérébrales ; vous le voyez, le diagnostic est extrêmement pessimiste.
Gian Franco opina. Il se tenait à son bureau, les coudes écartés sur le meuble, la tête rentrée dans les épaules ; vieux, amer, seul.
Au bout d’une grise méditation, il s’enquit :
— Elle est toujours intransportable ?
— Il ne faut pas la bouger pour le moment. J’ai pris des dispositions pour qu’un spécialiste romain des traumatismes crâniens aille la visiter demain matin, peut-être nous en apprendra-t-il davantage ?
— Tu as bien fait, Carlo, tu es un sage, c’est pourquoi je t’avais envoyé auprès d’elle. Crois-tu qu’elle ait besoin d’une présence chère ?
Le vieillard fît la moue :
— Elle se trouve dans une totale inconscience ; il vaut mieux la laisser récupérer, en admettant que cela soit possible. Mon opinion est que nous devrons la rapatrier aux premiers signes positifs ; là-dessus, je vais aller me coucher car je me sens « grippoteux ».
Il se retira en réprimant des éternuements.
Zaniti avait accordé quelques jours de congé à sa gouvernante pendant son voyage, c’est pourquoi il fut surpris, en pénétrant dans son appartement, de le voir éclairé.
Économe sans être ladre, il ne tolérait pas le gaspillage. Il referma soigneusement la porte, mit le crochet de sécurité, et s’en fut suspendre son pardessus à la patère du hall. Après quoi, il entra dans le salon.
Deux hommes l’y attendaient : le Commendatore et un petit être chafouin, à la tête simiesque, aux oreilles rabattues vers l’avant. Il souriait large, ce qui était fâcheux car il ne devait lui rester qu’une demi-douzaine de dents. Zaniti ne le connaissait pas. Il s’immobilisa dans une attitude de qui-vive accentuant son âge.
— Salut ! fit Aurelio. Violation de domicile, ça va chercher dans les combien avec un bon avocat ?
Le vieillard ne répondit pas à la boutade.
— Et meurtre avec guet-apens ? continua l’ancien forain.
Là, le bonhomme réagit :
— Quelle comédie viens-tu me jouer, Fanutti ?
— Ce n’est pas une blague. Pour employer un langage grandiloquent, vous m’avez bassement dénoncé au Parrain, ce qui a causé la mort de ma vedette. Le plus formidable pénis d’Europe, mon cher ! Une pièce unique d’histoire naturelle ! Je me suis permis de vous condamner à mort. Mais comme, hélas, je n’ai aucune aptitude pour l’assassinat, j’ai demandé le concours du charmant garçon ici présent. Il arrive de Palerme où il passe pour un expert es exécutions. Il fait, avec une seule corde, mieux que Niccolo Paganini avec quatre.
Il adressa un signe à son pittoresque compagnon.
Ce dernier déboutonna sa canadienne et sortit d’une poche dorsale un cordon de nylon enroulé. Il se mit à le développer sans hâte et prépara un nœud coulant.
L’avocat assistait à ces préparatifs d’un air anéanti. Le Commendatore songea que beaucoup de gens sur le point d’être suppliciés ont cet effroi résigné.
— Aurelio, balbutia-t-il, tu ne vas pas le laisser faire !
Fanutti sourit :
— Ne pas le laisser faire ? Mais je le paie pour ça ! J’ai toujours éprouvé une indicible répulsion à l’idée de supprimer personnellement un individu ! Gian Franco s’est-il assez gaussé de cette faiblesse quand nous étions jeunes !
Puis, s’adressant à son acolyte :
— Tu vas le pendre à l’espagnolette d’une fenêtre ?
— C’est tellement plus rapide que de l’accrocher au plafond. Un jour, un gros type que j’avais suspendu à la place de son lustre m’a fait tomber vingt kilos de plâtre sur la gueule.
Il s’approcha du vieux et, d’un geste rafleur, lui ôta son nœud papillon. Me Zaniti réagit et tenta de le repousser. D’une manchette très sèche sur la glotte, l’exécuteur le tétanisa.
— Ne compliquez pas les choses, conseilla-t-il, en lui passant la boucle au cou, c’est dans votre intérêt.
Il attacha l’autre extrémité du cordon à la fermeture de la croisée, saisit ensuite les chevilles de l’avocat et les tira fortement à lui. Le corps du bonhomme se mit en arc de cercle. Ses bras remuèrent de façon dérisoire.
— Seigneur ! fît Aurelio en se signant.
Comme hypnotisé, il voyait se congestionner la face de leur victime. Zaniti clapait à vide, ses yeux s’exorbitaient. De profonds soubresauts agitaient sa maigre carcasse.
Le bourreau suivait les phases du supplice d’un regard averti.
— Ça ne va plus être long, promit-il.
Il attendait patiemment, attelé aux jambes de Zaniti, à la fois grave et indifférent.
Bientôt, les spasmes s’espacèrent jusqu’à cesser totalement Seule, sa bouche s’ouvrait désespérément, comme celle d’un poisson au fond d’une barque.
— Nous arrivons au bout de nos peines, annonça le folklorique personnage ; nous avons franchi le point de non-retour.
Il fut seul à rire de sa boutade.
MUNICH
Frau Schaub habitait un coquet appartement de trois pièces, dans un quartier aisé de Munich. Les fenêtres donnaient sur le parc d’une congrégation religieuse d’où l’on entendait sans cesse bourdonner un harmonium. Loin d’assombrir sa vie, ce lieu de méditation lui apportait un sentiment de détente perpétuellement renouvelé.
Elle avait été brièvement mariée à un alcoolique qui ne s’était jamais trouvé suffisamment à jeun pour lui faire des enfants. L’homme s’en était allé, de sa propre initiative, au moment où elle entamait une instance en divorce. Depuis ce jour bienvenu, elle menait une existence à peu près heureuse, douillette en tout cas, ce qui constitue pour beaucoup l’antichambre du bonheur.
Longtemps, elle avait lié sa vie à celle d’un caniche royal qui lui prodiguait des caresses à la demande ; cependant elle aimait mieux celles des hommes. Le besoin d’amour charnel la prenait à fréquences régulières. Dotée d’un corps fort comestible et d’un visage qui savait se faire avenant, elle débusquait sans peine des partenaires épisodiques. Certains la comblaient, beaucoup la décevaient mais, à tout prendre, elle préférait cette liberté aux liens toujours trop serrés du mariage.
Au lendemain de sa visite à Johanna, elle promenait, comme quotidiennement, un chiffon à poussière sur ses meubles danois en bois blond, lorsqu’un coup de sonnette la fît tressaillir.
Elle se débarrassa de sa blouse à rayures roses et blanches, et découvrit en ouvrant la porte un garçon brun, de taille moyenne, qui lui souriait à pleines dents.
— Madame Schaub ?
Elle crut avoir affaire à un démarcheur pour produits vendus à domicile et perdit toute affabilité.
— En effet ; pourquoi ? opposa-t-elle d’une voix rogue.
— Je viens de la part de Mlle Heineman.
Elle fut désagréablement surprise de voir surgir une tierce personne dans ses tractations avec Johanna. D’autant que le visage du visiteur lui rappelait très vaguement quelqu’un.
Elle le pria d’entrer, le guida jusqu’au living et lui désigna le coin salon.
— Asseyez-vous.
Il remercia d’une inclination de buste et prit une chaise.