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— Comment la trouves-tu ? demanda Vicino à Adolf.

— L’essentiel est qu’elle réagisse ; sa sortie du coma permet tous les espoirs.

Deux gardes du corps attendaient le Parrain dans le grand couloir peint en jaune. Les quatre hommes gagnèrent la sortie. Leurs pas résonnaient à peine sur le revêtement plastique du sol.

— Crois-tu qu’elle nous reconnaîtra un jour ? fît Gian Franco.

— Sans aucun doute, affirma Hitler. Elle revient du néant : il faut lui laisser le temps de récupérer.

— Tu sauras être patient, Adolf ?

— Ce qui importe, c’est qu’elle vive, répondit-il prudemment.

Parvenu au parking de l’hôpital, le Don demanda à l’Autrichien ce qu’il comptait faire.

— Si votre emploi du temps le permet, j’aimerais parler un peu avec vous.

— Viens !

Ils montèrent dans la Mercedes blindée et se laissèrent conduire en silence. À présent, ils se méfiaient de tout et de tous, ne se permettant des discussions confidentielles qu’une fois claquemurés dans l’appartement.

Tout à coup, comme ils atteignaient un carrefour du centre, le chauffeur pila sec.

— Eh bien ? gronda Gian Franco.

En guise d’explication, l’automédon désigna un marchand de journaux à trois mètres d’eux.

— Vous voyez ce que je vois ? demanda-t-il.

Vicino chaussa ses lunettes et considéra l’éventaire, entièrement drapé d’un quotidien du soir dont la manchette hurlait :

« Règlement de comptes dans la Camorra »
NUIT ROUGE POUR UN MEMBRE INFLUENT DE LA COSA NOSTRA.

Va l’acheter ! ordonna le Parrain sans émotion apparente.

L’homme d’escorte obéit. Il revint avec deux exemplaires, car il en avait acheté un pour lui.

— Tu as bien fait de le prendre en double, dit le Don d’une voix neutre, ainsi le signor Hitler pourra lire en même temps que moi.

Vicino n’avait pas terminé l’article en arrivant à destination.

Il prit place dans l’ascenseur, à lui seul réservé, tenant son journal chiffonné sous le bras. Ses lunettes, oubliées sur son nez, lui composaient un regard globuleux de batracien. Il s’abstint de toute expression de connivence avec Adolf. Mais dans son bureau, il déclara en s’abandonnant entre les bras de son fauteuil :

— Tu es unique !

Le garçon sourit sans orgueil. Il contemplait avec enjouement les sous-titres émaillant le compte rendu de ses méfaits… Les délirades de la presse du sang l’amusaient toujours ; il considérait les journalistes de faits divers comme des poètes du sensationnel.

Le Parrain acheva posément sa lecture. Il ne s’était débarrassé ni de son chapeau, ni de son pardessus léger. Par instants, il se raclait la gorge et expectorait dans son mouchoir à carreaux.

Lorsqu’il eut totalement achevé de lire l’article, il ôta enfin ses lunettes et pinça l’arête de son nez.

— Ton comportement donne froid dans le dos. Seigneur ! Tu as accompli tout cela en une nuit !

— Ce n’étaient pas les travaux d’Hercule, répondit Adolf.

Après un instant de réflexion, le chef de la Camorra déclara d’une voix ferme :

— Je veux que tu assures ma succession.

— Vous savez bien que c’est impossible, vous me l’avez dit vous-même. Il n’y a qu’aux U.S.A. qu’un homme venu d’ailleurs peut se hisser aux premières places. Mais je n’ambitionne pas la vôtre, Don Vicino. Je sens que mon avenir n’est pas ici, d’ailleurs je ne me sens pas d’avenir.

Gian Franco se signa large.

— Ne parle pas ainsi. Personne n’est en mesure de prévoir son destin, sauf s’il est atteint d’un mal incurable, ce qui n’est heureusement pas ton cas.

Le jeune homme eut un mystérieux sourire.

À ce moment-là, le téléphone retentit. Le Don décrocha.

Il ne s’annonçait jamais : son silence manifestait sa présence. L’interlocuteur se mit à parler. Il l’écouta, sourcils froncés, les yeux ouverts sur ses pensées intimes.

— Grazie ! fît-il en conclusion.

Il raccrocha et se tourna vers Adolf.

— Le vieux Carlo Zaniti est mort, annonça-t-il. Sa gouvernante l’a retrouvé pendu en rentrant de vacances.

— Un suicide ?

— Est-ce qu’on se suicide à son âge !

50

En passant devant l’école, il vit que c’était la récréation. Des grappes de marmots se bousculaient en poussant des cris qu’Adolf trouva plus stridents que ceux des écoliers autrichiens. Sofia les surveillait en compagnie de deux collègues ; les trois femmes adoptaient des attitudes de commères de village : bras croisés haut, une jaquette de lainage jetée sur les épaules.

Sans trop savoir pourquoi, il fut ému par la jeune enseignante. Il lui découvrit une beauté sans afféterie. Dans son univers familier, elle perdait son expression inquiète de timide craignant constamment de ne pas être à la hauteur des circonstances. Il eut, un bref instant, la tentation de se montrer, la repoussa et continua sa route qui, précisément, le conduisait chez elle.

Hitler put, sans grand mal, pénétrer dans la bicoque par la porte vitrée de la cuisine. Des coings s’alanguissaient dans un compotier de faïence ; ils dégageaient avec force leur mélancolique odeur. De l’index, il caressa l’imperceptible duvet les enveloppant. Ces fruits au goût râpeux lui mirent inexplicablement du vague à l’âme car ils lui rappelaient la maison de Mutti. Une fois de plus, il se reprocha de laisser la vieille femme sans nouvelles. Pourquoi entretenait-il comme à plaisir ce louche remords ?

Il passa dans la chambre à coucher qui sentait l’eau de Cologne. La pièce reflétait une sorte de chasteté naturelle et de religiosité. Des gravures pieuses se morfondaient dans des cadres sombres. Une seule était païenne. Elle représentait un animal fabuleux, aux yeux exorbités, aux pattes griffues, aux dents carnassières, lové au premier plan d’une cité moyenâgeuse. Le monstre guignait un innocent troupeau de moutons pâturant à proximité. Entre l’image et le cadre on pouvait lire, en petits caractères : « Le Dragon de Cracovie » de Sébastien Munster. 1550.

Adolf oublia le dessin pour procéder à une exploration minutieuse de la chambre, toujours taraudé par l’arrière-pensée que quelque chose de particulier s’y trouvait. Il aimait ces prémonitions qui l’induisaient à se croire « marqué d’un signe ».

Il chercha en quoi cette œuvre vieille de cinq siècles le dérangeait. Les bondieuseries napolitaines faisaient partie des lieux ; il existait sûrement les mêmes dans tous les logis de Saviano, voire de l’Italie du Sud. Ici, l’on vivait du crime et de la religion. Amour et mort étaient complémentaires. L’Autrichien comprenait parfaitement ce pays échevelé qui le séduisait par son côté fou, si différent de la Germanie.

En désespoir de cause, il revint à la gravure. Pourquoi se trouvait-elle dans cet humble logis ?

Et puis il eut un trait de lumière : l’un des deux militaires de la Wehrmacht échappés du bunker était, son nom l’indiquait, d’origine polonaise. Il avait séjourné dans cette maison. Qu’il y ait laissé des traces de son passage semblait logique.

Hitler décrocha Le Dragon de Cracovie, le retourna pour en examiner l’encadrement. Celui-ci remontait à plusieurs décades. Le carton servant de support se piquetait de moisissure. Il se sentait en proie à un sentiment bizarre, pareil à celui qu’éprouve le sourcier lorsque son pendule réagit. Il hésita peu : explora les autres pièces et choisit, dans le salon, une image sainte ayant à peu près les dimensions du sous-verre qu’il venait de prendre. Il la fixa au clou qui supportait le Dragon, sachant combien l’accoutumance gomme l’acuité visuelle, des mois passeraient avant que Sofia s’aperçoive de la substitution.