Lorsqu’ils eurent dévalé la venelle, ils débouchèrent sur une voie peu fréquentée, parcourue de rails rouillés. Le Commendatore aperçut trois voitures stationnées à l’ombre de palmiers poussiéreux. Deux Fiat de cylindrée moyenne encadraient une Mercedes 600 équipée de glaces teintées insensibles aux balles.
Le Dante toqua à la vitre arrière droite et la portière se déverrouilla.
— Entre ! Entre, Aurelio, lança avec chaleur une voix affaiblie par l’asthme.
Cela faisait plusieurs années qu’ils ne s’étaient pas rencontrés. Une bonne raison à cela : Don Gian Franco Vicino, le Parrain, venait de purger une longue détention. Des gens attachés à sa perte, et qui n’appartenaient pas tous aux autorités, avaient tiré la leçon du cas Al Capone : ne pouvant coincer Vicino pour des crimes de sang, ils étaient parvenus à le confondre pour trafic d’influence et corruption de fonctionnaires.
Son incarcération fut douce et ne changea pas grand-chose à ses activités car, depuis le logement confortable qu’il occupa en prison, il put continuer de gérer ses affaires ; néanmoins, elle affecta son moral. C’était un être orgueilleux et emporté, supportant mal qu’on entravât son chemin. Il venait de retrouver la liberté avec, en tête, la liste des gens qui, désormais, subiraient sa vengeance. Dans la touffeur de son appartement encombré de plantes en bac, il échafaudait de sublimes représailles et tissait passionnément le suaire de ses ennemis.
Fanutti le trouva fatigué. Il avait le teint plombé et des cernes profonds sous les yeux. Les plis amers qui mettaient sa bouche entre parenthèse ressemblaient à des cicatrices.
Depuis son siège, Gian Franco ouvrit les bras au Commendatore ; celui-ci dut s’agenouiller sur le plancher de la limousine pour donner l’accolade au plus ancien de ses amis. Il retrouva le parfum du Parrain avec émotion : odeur mélancolique de violettes fanées à quoi s’ajoutaient des relents de musc.
— Assieds-toi près de moi, vieux saltimbanque !
Et il s’acagnarda dans l’angle de la Mercedes afin de lui faire face.
— Je suis heureux de te revoir, assura sincèrement Fanutti ; ton séjour là-bas t’a tapé sur la mine.
— Davantage encore sur le moral, répondit Gian Franco d’une voix sombre. Par contre, toi, tu m’as l’air rayonnant, ta vie errante te garde en forme.
Il sourit à son compagnon et posa sa main sèche sur la sienne. Vicino portait à son médius droit une énorme chevalière dont le chaton représentait une tête de lion aux yeux formés de rubis. Il l’arborait avec onction, comme un évêque son améthyste, la donnant à baiser quand il faisait droit à une supplique.
— Ah ! soupira-t-il, que n’as-tu accepté ma proposition de travailler avec moi, à nos débuts ! Quelle fameuse paire nous aurions faite !
— Mais non, riposta Fanutti. Tu sais bien qu’en cours d’ascension l’un de nous deux aurait sacrifié l’autre ! Je préfère être ton ami que ta victime !
Le Parrain éclata de rire et, le saisissant par le cou, l’attira à soi pour l’embrasser sur la bouche.
— Comment as-tu su où je me trouvais ? s’inquiéta l’homme aux monstres.
— Question enfantine. J’apprends toujours ce que je dois savoir.
— Tu as besoin de moi, Gian Franco ?
— Pas du tout ! Simplement, il me faut te confier une chose délicate.
— Eh bien, je t’écoute.
— Tu sais que ton gendre, Nino Landrini, a été formé par mes soins et travaille pour moi ?
— Impossible de l’ignorer : c’est le secret de Polichinelle.
— J’ai le regret de t’apprendre que ce garçon est un lâche.
Le Commendatore blêmit.
— Tu me tues ! fit-il avec un maximum de simplicité.
Il mit ses yeux dans ceux du Parrain ; ce dernier ne cilla pas. Il semblait brusquement lointain. Son ami d’enfance craignait ces instants de glaciation pendant lesquels le chef de la Camorra se retranchait de la vie courante pour s’abîmer dans des songeries maléfiques. Rien ne pouvait endiguer alors les noirs desseins mobilisant son esprit.
Fanutti attendit que Vicino récupère avant de chuchoter peureusement :
— Explique-moi, Giani…
L’autre sortit de sa torpeur vénéneuse.
— J’ai un grand principe, commença-t-il ; au cours de mes absences, je fais surveiller tout le monde par tout le monde. Cela me permet de conserver le contrôle des affaires. Sais-tu ce que ce système m’a permis de découvrir ?
Fanutti murmura, très bas :
— Dis !
— Je me faisais une haute idée de Landrini et le tenais pour l’une de mes meilleures gâchettes. En réalité, ce pleutre n’efface plus personne, Aurelio ; quand je lui confie un contrat, c’est ta fille qui l’honore !
Le Commendatore crut que sa vie lui échappait. Son regard se troubla tandis qu’une mauvaise sueur emperlait ses tempes. Sa qualité de Napolitain ne l’autorisait pas à encaisser une telle révélation avec stoïcisme. Il eut la tentation de s’évanouir mais n’osa. Il chercha un siège des yeux, réalisa qu’il était déjà avachi sur une banquette et se prit la tête à deux mains.
— Tu me tues, Gian Franco, répéta-t-il dans un sanglot.
— Eh quoi ! s’emporta le chef de la Camorra. Tu devrais péter d’orgueil au contraire, car si ton gendre est devenu un capon, ta fille, par contre, est une nouvelle Jeanne d’Arc ! Te rends-tu compte que depuis le 1er janvier, elle a neutralisé huit personnes coriaces avec une dextérité digne de mes collaborateurs les plus expérimentés ! Cette petite est un prodige ! Ah ! que n’est-elle un homme ! J’en ferais sans hésiter l’un de mes lieutenants.
Ces louanges, venant d’un personnage comme Vicino, mirent du baume sur l’âme endolorie du « monstreur ». En pur Latin, il récupéra aussitôt sa superbe d’artiste.
— Qui t’en empêche ? s’exclama-t-il, tout en essuyant les quelques larmes dont il venait d’accoucher.
— Une jeune femme ! objecta Gian Franco.
— Et alors ? Ergoter sur le sexe à l’époque où des femelles sont à la tête de leurs pays, manque de réalisme. Ce qui importe, c’est l’efficacité des individus, non qu’ils aient un salami ou une fente au bas du ventre ! Et puis je connais parfaitement mon gendre. Nino est le contraire d’un lâche. S’il a laissé agir ma fille, c’est par amour pour elle, parce qu’elle le lui aura demandé. Est-ce important pour toi, la main qui frappe celui que tu entends détruire ? D’accord, je vois la situation avec mes yeux de saltimbanque, néanmoins je suis convaincu d’avoir raison. Si le couple remplit les missions confiées au mari, que peux-tu souhaiter de mieux ?
De telles paroles avaient de quoi ébranler n’importe quel esprit farouche. Sans doute atteignirent-elles leur but, pourtant Vicino n’en laissa rien paraître et décida de pousser plus loin sa réflexion.
— Le cas est nouveau, déclara-t-il ; j’aviserai.
Ces mots tranchants alarmèrent le Commendatore. Connaissant son interlocuteur, il le savait parfaitement capable de passer outre ses sentiments pour imposer son autorité.
— Giani, soupira-t-il, au nom de notre vieille tendresse, je te demande une chose : quoi que tu décides, jure-moi de m’informer avant d’agir !
— Promis, finit par jeter le Parrain.
Ils s’étreignirent avant de se séparer.
MUNICH
Pendant une semaine, Adolf eut l’impression d’être une cocotte entretenue par son amant. Il occupait la meilleure chambre de la maison, dont la baie vitrée offrait une vue impressionnante sur les Alpes bavaroises.
Après l’algarade, il avait voulu quitter la demeure d’Heineman. Son hôte s’y était opposé avec une énergie dans laquelle perçait du désespoir.