À son hôtel de Naples, le concierge qui appréciait ses fréquents et généreux pourboires lui annonça qu’il avait une visite.
— Je suppose que cette personne vous attend au bar du haut, fit-il après un regard dans le hall ; elle est arrivée depuis longtemps.
Adolf prit l’ascenseur jusqu’au dernier étage. À l’exception d’un groupe japonais monosyllabiste, l’endroit était désert.
Il descendit alors à son appartement qu’il ouvrit avec sa carte magnétique. La radio fonctionnait dans la partie chambre à coucher. Le plus charmant des spectacles l’y attendait : Johanna, entièrement nue sur le vaste lit compassé.
Son premier sentiment fut l’admiration : il la trouva superbe. Elle représentait le prototype de l’Allemande aux formes parfaites, chez qui la santé est le complément obligatoire de l’esthétique. Sa deuxième réaction fut de gêne. Comment cette pensionnaire venue des États-Unis enterrer ses parents, pouvait-elle s’abandonner dans des poses pour magazines frelatés ?
L’amour poussait-il les femmes à se dévergonder histoire de mieux s’offrir ? Devaient-elles ôter leur âme en même temps que leur culotte afin de rendre plus intense le don de leur corps ?
— Je ne pouvais plus attendre, murmura-t-elle.
Elle remonta ses jambes avec tant d’impudeur qu’Adolf détourna la tête pour refuser la vue de ce sexe délicatement entrouvert.
— Prenez-moi ! implora-t-elle. Vous m’avez transformée. Avant vous, je rêvais ma vie en fille raisonnable, maintenant je trouve dérisoire les principes bourgeois.
« Mon Dieu, pria Hitler, faites que je sois en mesure de la satisfaire ! »
Il enfouit sa figure entre les jambes qu’elle ouvrait, l’écartela à l’en faire crier, mordit comme un carnassier cette chair rose et neuve, prête à saigner.
Et qui saigna.
Depuis la fermeture définitive de son « théâtre », le Commendatore ressemblait à ces chevaux de mine, tractant des charrois dans l’obscurité et abattus lorsqu’ils parvenaient au bout de leur exténuation.
Il avait réintégré son logement où il ne mettait plus les pieds depuis le mariage de Maria. L’endroit sentait le renfermé et la cage à oiseaux car, jadis, « sa fille » y élevait des perruches.
Quand il en poussait la porte, des idées sombres l’assaillaient. L’un de ses oncles, veuf, s’était pendu un soir en rentrant dans un logis identique à celui-ci. Suicide de paysan. Les cordes sont aussi familières aux gens de la terre qu’aux marins. Peut-être en arriverait-il là à son tour ? Cette auto exécution ferait pendant à celle de Zanuti.
Il considérait la mort comme une interminable veillée d’hiver, noire et froide.
Fanutti marcha, le dos rond, dans la bise qui se levait en sifflant. Il se rendait dans une trattoria proche pour y absorber une zuppa di verdura et du pecorino sardo à l’huile piquante.
C’était le second soir qu’il y dînait et il éprouvait déjà une sensation d’accoutumance. Elle préfigurait ce qu’allait être sa vie dorénavant : une succession d’humbles habitudes.
Au moment où il atteignait l’établissement, deux brefs coups de klaxon sollicitèrent son attention, il avisa la Mercedes du Parrain arrêtée sur un stationnement prohibé. La face de carême de son « ami » était visible à l’arrière.
Le garde du corps quitta le gros véhicule pour s’approcher d’Aurelio.
— « Il » veut vous voir, annonça-t-il avec la brièveté coutumière aux seconds couteaux de l’Organisation.
Fanutti ne répondit pas mais traversa la rue. Le porte-flingue lui ouvrit la portière. Le Commendatore monta à bord du véhicule.
— Salut ! fit-il. Ton carrosse sent de plus en plus le produit pharmaceutique.
Le Parrain resta silencieux.
— Eh bien, on ne démarre pas ? soupira l’ancien forain.
— Aurelio, chuchota Gian Franco, je ne veux pas te tuer, si ce n’est, peut-être, avec une horrible nouvelle : Maria est morte en fin d’après-midi.
Fanutti parut ne pas comprendre. Il tourna la tête vers son ami d’enfance.
— Qu’est-ce que tu entends par là ? demanda-t-il.
La gaucherie de la question décontenança Gian Franco.
— Voici une douzaine de jours, elle a eu un accident de voiture, en Autriche, qui l’a plongée dans le coma. Son état s’améliorant, je l’ai fait ramener à Naples par avion sanitaire. Sans être vraiment optimistes, les médecins estimaient qu’elle pouvait s’en sortir ; et puis elle est morte tantôt d’un arrêt cardiaque…
— Tu ne m’as pas fait prévenir ! murmura le Commendatore. Tu m’as volé ses derniers jours !
— Elle était dans le coma.
— Elle, mais pas moi ! J’aurais pu me pencher sur son visage, baiser ses paupières et ses tempes, là où poussaient des cheveux fins et doux qui sentaient encore le bébé… Elle était ta fille, crois-tu ? Mais as-tu connu ses premiers dessins, ses premières tresses, ses jupettes retroussées ? Tu ne l’auras jamais entendue gazouiller des mots incompréhensibles que chacun interprétait à sa façon.
« Elle a eu un accident en Autriche, dis-tu ? C’est toi qui l’y avais envoyée, naturellement ! Elle est morte par ta faute, Giani, parce que tout ce que tu approches s’anéantit. Tu ressembles de plus en plus au squelette à la faux. Tu décimes sans pitié ; peut-être même avec plaisir. Et tu ne sors de chez toi que pour enterrer tes victimes. J’ai payé un gredin pour supprimer ton traître d’avocat, ce sera le seul meurtre de ma vie car je découvre combien la vengeance est une chose dérisoire qui ne solutionne rien. »
Il sortit de la voiture, mais continua de parler depuis la rue.
— Notre durée humaine se termine, reprit-il ; qu’en aurons-nous fait, mon tendre ami ? Rien, puisque nous ne laisserons pas d’enfant dont les veines charrieraient notre sang. Deux mulets, voilà ce que nous sommes ! Deux mulets, Gian Franco, deux mulets…
Il claqua la portière avec le pied, alla s’asseoir sur la bordure du trottoir, plaça ses poings sur ses yeux et se mit à pleurer à gros sanglots.
Il avait dévasté son sexe en la mordant bestialement, mais cette blessure la comblait de bonheur. Son tempérament germanique appréciait la féroce caresse. Pareille voie de fait lui apparaissait comme la concrétisation de noces sauvages, à la mesure de leurs amours.
Sa souffrance la rendant momentanément inapte à l’étreinte, baisers et attouchements dans d’autres zones leur apportaient d’estimables compensations. La carence sexuelle que redoutait Adolf ne s’étant pas produite, le jeune homme se livrait à des débordements plus intenses encore que ceux qu’il devait à Maria. La mort de cette dernière l’avait déconcerté, bien que prévisible.
L’enterrement de la jeune femme fut moins grandiose qu’on pouvait le craindre ; les pleureuses se montrèrent plus sobres et la peine plus sincère.
Le Commendatore n’y assista pas ; pendant son déroulement, il se taillada les veines du poignet gauche. Il échappa à la mort mais se sectionna un tendon. Cela lui causa une fâcheuse incapacité de la main que l’assurance accepta de prendre en charge par la suite.
La présence d’Adolf aux funérailles resta discrète. La mère de Nino y était venue pour injurier la dépouille de sa bru ; au dernier moment elle s’abstint, le Parrain lui ayant promis qu’on la plongerait, tête première, dans un chaudron d’huile bouillante si elle causait le moindre esclandre.
À l’issue de la cérémonie, Hitler avertit Vicino qu’il entendait quitter Naples un certain temps pour se consacrer à l’enquête relative aux deux militaires. Il en avait pris l’engagement auprès des agents israéliens et jugeait le moment bien venu pour tenir parole.