Le jeune homme reprit son téléphone. Il composa la ligne privée du Don et, à la première sonnerie, présenta son portable à sa compagne.
— Demande à parler au vieux et passe-le-moi !
On mit du temps à répondre. Il perçut une voix féminine. Malgré le laconisme de Lina, la conversation dura. Enfin elle interrompit le contact et annonça :
— Le Don a eu une hémorragie abdominale cette nuit, son médecin l’a fait hospitaliser.
VARSOVIE
Le Commendatore traversait une étrange épreuve qui le modifiait moralement, comme le modifiait physiquement la teinture de ses cheveux.
Venu en Pologne pour venger la mort de sa fille, voilà que le support de la haine venait à lui manquer. Brusquement privé de ce puissant moteur, il pantelait dans ses anciennes résolutions homicides.
Plus il la contemplait, plus Johanna l’émouvait. Il la trouvait pathétique dans cette déchéance imposée par Alfredo Rossi. Le viol, l’alcool, les coups et la peur l’avaient brisée. Fanutti se découvrait si troublé par cette misérable Ophélie qu’au lieu de lui extirper des renseignements, il se contentait de lui tenir la main. Il atteignait l’âge où l’homme sensible au charme féminin admire désespérément les jeunes filles, fussent-elles souillées.
Il se persuadait que Johanna avait été l’instrument de l’Autrichien. Il prenait Adolf pour un inverti chez qui nuire constituait le meilleur des divertissements. Après avoir séduit la veuve de Nino Landrini, il s’en était pris à la blonde Munichoise afin de mieux l’écarter de sa route lorsqu’il en aurait assez.
Embrumée par l’effet de la piqûre, l’Allemande stagnait dans une torpeur réparatrice. Elle avait posé la joue sur cette grosse main emprisonnant la sienne et traversait une période de répit, sinon de félicité.
Un bruit vaguement harmonieux retentit. Il fallut quelques instants à Aurelio pour réaliser qu’il s’agissait de la sonnerie du portable.
Il dénicha l’appareil dans une poche de sa pelisse et mit le contact. Une voix mâle demandait à lui parler,
— Je suis Fanutti, grommela Aurelio.
— Salute, Commendatore, fît son correspondant, c’est Valentino Manfredo.
L’ancien forain esquissa une grimace. Manfredo était « une punaise de l’ombre », conseiller de Vicino dans les affaires torves comme l’avait été Carlo Zaniti, mais en plus ambigu. Malin et cupide, le « madré » restait en retrait, se gardant d’apparaître à l’avant-scène. Il négociait les affaires de contrebande, les achats de fonctionnaires, et certaines exécutions délicates.
La surprise d’Aurelio fut vive d’être appelé à Varsovie par cet être à la fois obscur et influent.
— Si je m’attendais ! s’exclama-t-il. Que me voulez-vous, Valentino ?
— Vous annoncer une bien triste nouvelle, Commendatore. Le Parrain vient de décéder d’une hémorragie interne à la Clinique des Saintes-Grâces.
Comme toujours en pareil cas, un sentiment d’incrédulité assaillit le bonhomme. Une déferlance de souvenirs le submergea. Il ferma les yeux pour mieux accueillir ce monceau de chagrin mêlé de soulagement.
— De quoi est-il mort, avez-vous dit ?
— Hémorragie interne. Les médecins l’avaient maîtrisée, mais tout de suite après il y a eu une récidive, fatale cette fois.
— Il s’est rendu compte de ce qu’il lui arrivait ?
— Bien sûr. Mais il est resté conscient et calme jusqu’au bout !
— Vous y étiez ?
— Il m’avait fait venir pour me donner ses ultimes directives.
— De quel genre ? demanda Fanutti, oppressé.
— Cela concerne l’opération de Munich ; vous voyez de quoi je parle ?
— Parfaitement.
— Il faut tout stopper, Commendatore. Renvoyez vos équipiers et revenez à Naples avec la fille. D’ailleurs vous devrez assister aux funérailles et tenir les cordons du poêle ; n’étiez-vous point son ami le plus cher ?
— Le plus ancien, rectifia Aurelio.
« Le Roi est mort, vive le Roi ! » songea Fanutti. Les camorristes se réuniraient et plébisciteraient un nouveau Parrain.
Cet appel téléphonique semblait indiquer que Manfredo était le papabile le plus convaincant. À une époque où la Camorra se sentait à l’étroit dans ses chaussures, un manœuvrier habile, plein de pondération, s’imposait. Sans jamais l’avoir fréquenté, le Commendatore connaissait de longue date la réputation de l’homme. Une ère nouvelle allait commencer, en comparaison de laquelle le règne des Borgia ferait figure de bluette.
Tandis que le souffle de Johanna devenait pareil à celui d’un jeune enfant, le vieux saltimbanque se mit à échafauder sa fin de vie, comme un romancier son livre. Il en traça un canevas rigoureux et sa joie créatrice fut complète quand il entreprit de la meubler de détails.
Alfredo et Mickey étaient fortement « entamés » par la vodka lorsqu’ils regagnèrent le motel. L’accueil de Fanutti manqua de chaleur.
— Vous êtes deux sous-merdes ! assura-t-il. En tout cas, toi, Rossi, tu pourras aller vendre des paquets de cigarettes emplis de sciure dans les rues de Naples. Êtes-vous en état de m’entendre, au moins ?
Ils le jurèrent sur la Madone.
Le Commendatore fut assez magnanime pour les croire. Il leur apprit le brusque décès du Parrain. L’information les pétrifia.
— Dans ces circonstances, nos projets ne tiennent plus, ajouta Aurelio ! Tout le monde met le cap sur la Galerie Umberto Ier. Je vous signale, avant la fin du conclave, que ce sera probablement Valentino Manfredo le prochain pape. Si vous tenez à vivre vieux, vous devrez y mettre du vôtre !
Il décida qu’ils rentreraient en deux groupes : Mickey et Alfredo partiraient immédiatement, lui suivrait sitôt que la fille aurait suffisamment récupéré pour affronter la police des frontières.
CRACOVIE
Un tramway bleu, composé de trois voitures, passa en faisant miauler les rails dans la courbe. Hitler regarda les vitres scintillantes criblées de gouttes de pluie. Une sarabande de têtes, en majorité blondes, défilèrent. Mornitude du quotidien irréparable.
Soudain, il se trouva à moins d’un mètre du vieillard qui l’avait reçu lors de sa visite à l’évêché. Comment se nommait-il, déjà ? Oh ! oui : le père Nieztezic. Vivement, il lui adressa un geste empreint de respect, auquel l’homme d’Église répondit par un sourire.
Puis le convoi en s’éloignant lui restitua la perspective de la place. Une énorme pompe à main dressait sa silhouette anachronique au milieu de l’immense esplanade. Des touristes venaient y remplir leurs bidons.
Flâner le culpabilisait. Il jugeait son enquête au point mort, privée d’impulsion.
Il tressaillit en sentant une main saisir son coude. C’était Nieztezic, tout sourire derrière sa barbe.
— Je suis descendu du tramway en vous apercevant, dit-il ; j’aime les rencontres organisées par le Seigneur.
— Auriez-vous du nouveau concernant le père Morawsky ? s’enquit Adolf.
— Officiellement, non, dit le religieux.
— Et officieusement ? se permit-il d’insister avec une mimique charmeuse.
Le doux vieillard regarda, perplexe, le Rynek Glowny, comme s’il s’attendait à y voir déboucher un régiment de blindés soviétiques.
— Nous serions mieux pour parler dans un endroit discret.
— Une église ? demanda l’Autrichien en montrant Notre-Dame Mariacki.
— L’office va débuter, objecta le portier de l’évêché, sans chaleur.
— Alors, une brasserie ?
Cette fois, le saint homme jugea l’idée excellente.