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Les paroxysmes sont propices aux confidences. Kurt expliqua qu’il avait contracté un mariage d’amour, avec un mannequin Scandinave vingt ans auparavant. La beauté de Graziella, son charme, son assurance, l’avaient subjugué. Leur union acquise, il s’aperçut très vite de la folie qu’il venait de commettre. Sa femme était capricieuse et volage. La vie du géomètre tourna au cauchemar. Son épouse tomba rapidement enceinte. Loin d’apporter la paix dans ce jeune foyer, l’enfant fut un motif supplémentaire de querelles : Heineman, doutant de sa paternité, se désintéressa de la petite Johanna qu’il se prit à haïr dès sa naissance.

Cette période désespérante ne dura pas car une attaque de poliomyélite étendue ruina l’existence frivole de l’ancien modèle. Cette ravissante femme adulée se transforma en un être saccagé, assujetti à la compassion de son mari et à la conscience professionnelle d’infirmières ou de domestiques. Une immense détresse la réduisit presque autant que sa terrible maladie. Elle perdit le goût de vivre. Sa fille elle-même lui fut indifférente. Elle se mit à végéter entre son clavecin (instrument qu’elle pratiquait depuis l’enfance) et son jeu de tarot. Rien ne paraissait plus poignant à Kurt Heineman que cette paralytique essayant d’obtenir des cartes quelques indications sur son avenir détruit.

Des jours gris se tissèrent dans la grande bâtisse pleine de silence et de pénombres. On plaça la petite dans un institut américain réputé, avec le sentiment qu’il se trouvait encore trop proche de l’Allemagne. Elle était l’ennemie de la maison. On ne parlait jamais d’elle. Frau Schaub, la secrétaire de Kurt, réglait les factures et classait ses bulletins scolaires sans même les montrer à ses patrons. Lorsqu’elle eut une crise de péritonite aiguë, ce fut encore Frau Schaub qui prit l’avion pour Boston ; elle, également, qui expédiait des présents à Noël et aux anniversaires de cette étrange orpheline.

Au soir de l’arrivée d’Adolf, les deux hommes dînèrent seuls dans la salle à manger d’été ouverte sur la pelouse. Une roseraie savamment traitée composait un mur de fleurs blanches et crème qui les isolait de l’avenue.

Le maître de céans fit goûter à son invité un vin passant pour être le plus cher du monde : le Eiswein, un blanc liquoreux dont le raisin est récolté après les premières gelées. Un verre suffit à griser le jeune Hitler qui ne prenait jamais d’alcool. Une délicate euphorie lui rendit la vie chatoyante.

— Êtes-vous homosexuel ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

La question décontenança Kurt par sa brutalité. Il réfléchit et, après un instant d’hésitation, répondit :

— Je pense qu’énormément d’hommes sont attirés par la bisexualité.

— Dont vous ?

— Je crois.

— Il vous est arrivé d’avoir ce genre d’expérience ?

— Ça m’est arrivé.

— Et ce fut positif ?

— Plutôt.

— Si vous m’avez abordé, pendant le voyage, c’était dans l’espoir de nouer une relation de cet ordre ?

— En effet.

— Ce qui reviendrait à admettre que je vous tente ?

— Beaucoup, assura Kurt après l’avoir enveloppé d’un regard caressant.

Ils mangèrent en silence leurs côtelettes de porc aux choux rouges. Ce plat évoqua à Adolf la maison de rééducation ; on lui en servait chaque semaine, mais, à Vienne, les côtelettes se consommaient panées.

— Vous avez déjà eu des rapports sexuels ? interrogea son hôte.

— Ce serait malheureux : j’ai dix-sept ans.

— Et homosexuels ?

— Plus ou moins, et sans doute moins que plus. Pour s’y risquer il faut trouver un partenaire de confiance, si je puis dire ; mes contacts avec les hommes ont toujours été entachés de méfiance ou de mépris.

— Vous êtes un garçon peu banal.

— Chacun est ce que son créateur a souhaité qu’il soit.

— Je voudrais que vous séjourniez chez moi très longtemps.

— Et que je devienne votre amant ?

— Je vous trouve envoûtant.

— Votre bonne femme mécanique ne verrait pas la chose d’un bon œil.

— Je n’ai pas de comptes à lui rendre…

— Pourquoi ne la flanquez-vous pas dans une clinique spécialisée ? Vous respireriez mieux et cette maison risquerait de devenir accueillante. Vous ne vous en apercevez pas, mais l’atmosphère pèse une tonne ici.

Kurt eut un lamentable hochement de tête :

— J’y pense souvent mais ne parviens pas à m’y résoudre.

— La compassion, c’est du temps perdu, déclara Hitler ; elle n’a jamais satisfait personne.

Lorsqu’ils eurent achevé de dîner, le maître de maison proposa de regarder la télévision, mais l’étudiant déclina l’invite. Il prétendit détester la lucarne magique, et affirma qu’hormis la retransmission des grands événements de l’actualité, il s’agissait là d’un passe-temps pour concierges.

— Allons poursuivre nos bavardages dans ma chambre, suggéra-t-il.

Il réalisa l’ascendant qu’il avait pris sur Kurt en un temps record. Son hôte se révélait soumis au-delà de toute dignité. Il pourrait le manœuvrer à sa guise ; obtenir de lui ce qu’il voudrait.

L’appartement d’Adolf comprenait une vaste chambre, un dressing-room et une salle d’eau revêtue de marbre blond la complétaient. Une cheminée un peu trop raide justifiait deux moelleux canapés disposés parallèlement à l’âtre. Le reste de l’ameublement se composait d’un bureau Mazarin de bois noir et d’une bibliothèque garnie d’ouvrages rébarbatifs.

Curieusement, Kurt paraissait intimidé de se retrouver dans cette chambre, comme si c’eût été la première fois qu’il y pénétrait ; son invité, au contraire, se révélait plein d’aisance et d’enjouement. Adolf commença par poser son veston, sa cravate et ses chaussures ; après quoi, il s’étala dans l’un des divans, un bras pendant par-dessus le dossier.

— Je suppose, murmura-t-il, que nous gagnerions à ce qu’il y ait moins de lumière ?

Heineman fut abasourdi par l’attitude relaxée du garçon. Pour se donner une contenance, il actionna du pied le contacteur de la torchère ; une pénombre morose se fît.

— Êtes-vous sensible à cet éclairage réduit ? Questionna l’Autrichien.

L’autre s’assit à son côté.

— Tu es une sorte de diable ! dit-il en portant la main au pantalon d’Adolf.

Il promena les doigts sur le renflement de son sexe et constata avec dépit qu’il participait peu à l’ambiance créée.

— Vous devriez vous dévêtir, conseilla Hitler.

Heineman eut une courte hésitation, puis il entreprit d’ôter ses effets. Au fur et à mesure qu’il se déshabillait, le jeune homme le trouvait de plus en plus ridicule. Rien, selon lui, n’était aussi lamentable qu’un homme nu, à compter d’un certain âge. Ses disgrâces physiques semblaient transcendées. Les calvities, les bedonnances, les réseaux variqueux, les scories de la peau, les plaques d’eczéma, les toisons simiesques, les mille anomalies physiques, brusquement révélées, lui inspiraient le dégoût. Il songeait que le pire ennemi d’un individu, c’est son propre corps.

Les filles auraient trouvé grâce à ses yeux, n’eussent été leurs fatalités menstruelles. Deux ans auparavant, à la fin d’un bal organisé par l’école, il avait entraîné l’une de ses condisciples jusqu’au gymnase de l’établissement. Là, il l’avait entièrement dénudée malgré ses objurgations faiblissantes. Il put constater, tandis qu’il explorait son intimité avec des gestes de soudard, que sa camarade n’était pas en état de participer à ce dévergondage. Sa rage fut si forte qu’il se sauva en emportant les vêtements de la gamine. Il partit les jeter dans le canal du Danube, comme pour se purifier d’un péché non consommé.