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Ils gagnèrent un établissement de la place dont le fond pénombreux et désert se prêtait admirablement à des conciliabules.

— Que souhaitez-vous prendre, mon père ? demanda Adolf à son invité lorsque le garçon s’approcha.

Une expression d’envie anima le visage patriarcal.

— Comme vous, risqua-t-il.

— Que penseriez-vous d’un carafon de vodka ?

— Ce sera parfait ; toutefois j’ai peur que l’alcool, avant le repas…

— On pourrait le tempérer en mangeant des harengs à la crème ?

L’ecclésiastique se fît une joie de traduire au serveur la commande formulée en allemand par son hôte.

Hitler ne le pressa pas de parler, sentant qu’il lui restait d’ultimes hésitations. Pour meubler l’attente, il lui présenta une corbeille de bretzels salés. Le prêtre y plongea vivement la main.

Pour lui permettre de grignoter en paix, Adolf parla avec enthousiasme de la foi polonaise obligeant les fidèles en surnombre à suivre la messe depuis la chaussée, à genoux sur le pavé mouillé. Il le fit avec des accents qui amenèrent des giboulées dans les yeux de son compagnon.

Bientôt on leur servit une carafe d’un tiers de litre et deux assiettées de harengs à la crème sur un lit d’oignons. Un premier verre « d’eau de feu » colora les pommettes du vieil homme.

— Que vouliez-vous me dire à propos du père Morawsky ?

— Que nous étions au séminaire ensemble !

— Ce n’est pas possible !

— Mais si : il n’avait qu’une année de plus que moi ! C’était un utopiste, une sorte de moine-chevalier dont l’idéal s’encombrait d’un courage inemployé. Il est né plusieurs siècles trop tard. Cet être avait un tempérament de Croisé.

Le religieux parlait en mastiquant. La crème dans laquelle baignaient les harengs emperlait barbe et moustache. Il avala une rude bouchée grâce à l’assistance d’un nouveau verre d’alcool.

— C’est de la bonne ! affirma-t-il en se resservant. Puis il parut méditer et déclara, d’un ton « ailleurs » :

— Il doit être mort depuis un bon bout de temps.

— Qu’est-ce qui vous le donne à penser, mon père ?

— La dernière fois que je l’ai vu, et ça ne date pas d’hier, il m’a semblé très malade. On venait de l’opérer d’un cancer, m’a-t-il appris ; de l’estomac, je crois…

— Quand était-ce ?

— L’année où Karol Wojtyla a été élu pape (il se signa), en 1978, cela fait dix ans.

— Il habitait Cracovie ?

— Il y a séjourné le temps de son opération ; il s’apprêtait à repartir dans les Carpates où il vivait depuis la fin de la guerre.

— Il vous a donné son adresse ?

— Non. Et je ne la lui ai pas demandée. Dans la conversation, il m’a dit en riant qu’il se trouvait à peu près à égale distance de l’Ukraine et de la Tchécoslovaquie.

Une soudaine surexcitation chauffa la poitrine d’Adolf. Se pouvait-il qu’il touchât au but ? Son allégresse fut tempérée par le probable décès de ce singulier prêtre.

À grand renfort de vodka, il essaya d’en apprendre davantage, mais son invité ne savait rien de plus. L’âge et la vie feutrée de l’évêché avaient engourdi sa mémoire.

— Je vous remercie pour votre aide précieuse, dit le garçon, avec sincérité. Me permettez-vous de vous faire un don à l’intention de vos pauvres, mon père ?

— Je n’ai pas d’autres pauvres que moi-même, repartit avec humour l’ecclésiastique. Grâce à cette collation impromptue, vous venez de m’accorder un instant de bonheur impie dont il va me falloir faire pénitence.

Il avança ses doigts décharnés sur l’avant-bras du jeune homme.

— Je devine une grande détresse en vous, mon ami. Quelque chose m’avertit que votre existence sera brève ; mais il ne faut rien craindre !

Hitler lui sourit et murmura d’une voix paisible :

— Je ne crains rien.

64

L’après-midi, il voulut louer une voiture mais se heurta à une difficulté inattendue : les agences polonaises ne traitaient qu’avec des clients de plus de 21 ans. Il regretta de n’avoir pas falsifié sa date de naissance en même temps que son nom sur son passeport,

Il s’en alla traîner dans Kazimierz, le quartier juif, peuplé de soixante mille habitants avant la guerre et qui en comptait moins de cinq mille aujourd’hui.

Presque tous les hommes portaient la kippa ; ceux qui circulaient tête nue, des étudiants pour la plupart, croisaient leurs deux mains sur la tête pour pénétrer dans la synagogue. Ils paraissaient joyeux et avaient à peu près son âge. Adolf les envia confusément d’avoir connu tant de martyrs et de demeurer aussi sereins.

Personne ne prenait garde à lui, il l’avait déjà remarqué : il était transparent et laissait tout le monde indifférent. Il entra dans une librairie, fit l’emplette d’une carte routière consacrée au sud du pays, puis alla s’asseoir sur une borne d’incendie pour l’étudier sans plus attendre. Il constata que l’extrême sud-est formait une sorte d’appendice entre la Tchécoslovaquie et l’Ukraine. Il fut immédiatement convaincu que c’était dans cette excroissance de la Pologne, au cœur des Bieszczady qu’avaient habité Frantz Morawsky et son compagnon Karl Hubber, car c’est l’unique point des Carpates qui soit à égale distance des deux frontières. Il sut que son enquête serait ardue à cause de la langue. Tous ces noms aux consonances barbares l’isoleraient. Qui donc, dans ces régions écartées, comprenait autre chose que le polonais ou le russe ?

Il referma sa carte, déjà meurtrie aux pliures » et reprit sa déambulation. Tout semblait gris et misérable autour de lui. Adolf évoqua les pimpants quartiers de Vienne, encore témoins des fastes romantiques d’antan ; la banlieue, plus modeste où demeurait Mutti, si douillette que le temps s’y perdait comme une source dans du sable.

Son attention fut accaparée par un objet rouge vif égaré dans cette infinie tristesse : une motocyclette britannique équipée d’un side-car. Le véhicule devait avoir plus de trente ans, sa peinture écarlate s’écaillait par endroits et les garnitures de cuir, ravaudées, laissaient échapper leur crin. Un écriteau accroché au guidon annonçait le prix de la vénérable antiquité. Adolf le convertit en lires et l’estima dérisoire. Il s’avança dans un atelier qui puait l’huile de vidange et la soudure au chalumeau.

Un mécanicien roux, court sur pattes, coiffé d’une casquette-réclame, redressait à coups de maillet une aile de voiture défoncée.

Il resta un bon moment, grisé de son vacarme, sans prendre l’arrivant en considération. Enfin il cessa de marteler la tôle et regarda l’Autrichien d’un air interrogateur.

Par signes, Adolf le pria de sortir et lui fit comprendre que la moto l’intéressait pour peu qu’elle fut en état de rouler.

Le visage constellé de taches fauves devint avenant. Pour couper court à un difficile dialogue, l’homme le convia à prendre place dans le side. Il traversa le quartier à faible allure, puis s’engagea dans une voie rectiligne où il força la vitesse. Au cours de son adolescence, l’Autrichien avait été séduit par la moto d’un condisciple qui le prenait à l’arrière de sa longue selle. Le garçon lui avait appris à conduire ce coursier de feu, poussant la témérité jusqu’à le masturber à cent vingt à l’heure sur les autoroutes.

Ce jour-là, seules les ultimes performances de l’engin furent prises en considération. Le garagiste aimait son métier et vendit à Hitler une relique en parfait état. Adolf consacra le reste de la journée en emplettes variées. Il commanda un repas raisonnable au restaurant de l’hôtel Francuski, ne but pas de vodka et se coucha tôt.