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Lorsqu’il se réveilla, il se sentit dopé à la perspective de piloter la respectable machine. Elle démarra au premier coup de talon. Il eut une période indécise avant de la pousser ; mais, libéré de la ville, il en devint vite le maître et la chevaucha avec aisance. Il prit la route de Tarnow qu’il avait déjà empruntée avec Lina et s’arrêta pour faire le plein d’essence, car le vieux moteur souffrait d’une soif inextinguible.

Sa fébrilité restait au zénith, comme le temps clément de cette arrière-saison généreuse. Avant de repartir, il consulta la carte et décida d’obliquer sur le sud-est, suivant en cela son plan de route.

Cinquante kilomètres plus loin, il retrouva l’ancien kolkhoze où il avait amené sa « fileuse » pour la questionner. Il fut tenté d’y faire halte mais pensa que ce serait là un geste de sensiblerie et continua son chemin.

Les instants passés avec elle dans ces ruines agricoles lui laissaient un souvenir désagréable parce qu’ils lui avaient démontré à quel point il pouvait engendrer la peur.

Cette fille déterminée répondait à ses questions avec une morne résignation. Elle avait compris, bien avant lui, qu’il allait la tuer. Les assassins en puissance émettent-ils une odeur ?

Il avait contemplé ses seins et ses cuisses, espérant éprouver un réel désir. C’eût été son unique chance de conserver la vie ; seulement, Hitler avait franchi le point de non-retour.

Le temps passait Quelque part, les pigeons sauvages roucoulaient stupidement. Elle n’osait parler, de crainte que le son de sa voix ne déclenchât son trépas. Elle regrettait d’avoir cédé si passivement à ses ordres. Il lui aurait suffi de percuter un autre véhicule sur la route pour être délivrée.

— Eh bien, repartons ! fit-il d’un ton changé.

Ils se levèrent simultanément. Leurs yeux s’accrochèrent. Adolf n’était que douceur ; lentement il hissa les mains aux revers de son imperméable, s’en saisit puis, poussant un cri démentiel, lui fit exécuter un arc de cercle, et fracassa sa tête contre l’arête en saillie d’un encadrement de porte.

Captivé, il vit la mort se substituer à la vie. Lina passa de la lumière à la nuit comme sous l’action d’un commutateur. Il freina la chute de son corps et l’étendit sur le sol, puis ramena l’auto dans la banlieue de Cracovie et l’abandonna en bordure d’un immense terrain vague.

Il était calme, détendu. Presque distrait.

Vers quinze heures, mourant de faim, il s’arrêta non loin d’un sanatorium bâti en pleine montagne, à l’orée d’un village. Une auberge sans style y accueillait les malades afin de leur procurer un semblant de dérivatif.

Il entra dans ce lieu impersonnel, prit place à une table du fond et attendit qu’on voulût bien s’occuper de lui.

La moitié de la salle servait de piste de danse ; une petite estrade supportait trois chaises chargées d’instruments. À cette heure, l’établissement ne comptait que deux routiers avalant du bortsch à grand bruit. Un cabaretier matois, coiffé d’un bonnet de grosse laine, vint prendre la commande. Ses favoris rejoignaient sa barbe, depuis longtemps inculte.

Adolf fit signe qu’il souhaitait manger. Le bonhomme lui demanda s’il était allemand.

— Autrichien, rectifia le garçon, et je m’en flatte.

Du coup, le maître des lieux sortit ses connaissances germaniques. Son client commanda un potage à la graisse d’oie suivi de côtelettes de porc au gratin. À cause de la moto qu’il pilotait, il ne but pas d’alcool mais un jus de fruit.

Les touristes étrangers devaient être rarissimes dans ce pays perdu, aussi le tenancier faisait-il grand cas du sien. Quand il lui eut servi la viande, il engagea la conversation interrogeant le jeune homme sur l’objet de son voyage et ses occupations. Adolf se déclara élève en architecture et expliqua qu’il faisait un périples d’études ; cela parut flatter l’hôtelier.

Après son repas, Hitler eut droit à un verre de vodka obligatoire, « offert par la maison ». C’est au moment de porter un toast que lui vint une idée.

— Jadis, fît-il, mon père a rencontré un religieux qui habitait cette région : Frantz Morawsky. Sauriez-vous s’il vit toujours ?

Le gargotier barbu ôta son bonnet de laine pour aérer une calvitie blafarde. Il se gratta longuement le crâne, comme si cet exercice devait stimuler sa mémoire.

— Je me souviens d’un prêtre dont j’ai toujours ignoré le nom ; il vivait dans la forêt : un type plus ridé que l’accordéon là-bas sur l’estrade ; mais je ne l’ai plus revu depuis mille ans !

— Vous sauriez me préciser l’endroit où il demeurait ?

— Fichtre non ; et ça ne devait pas être la porte d’à côté.

— Il vivait seul ?

— Oui, c’était un genre d’ermite.

— Dans ces Carpates, il ne devait pas être facilement repérable.

L’aubergiste rit en plissant les yeux.

— Vous pensez ça parce que vous venez de la ville. Il existe un moyen facile pour détecter les habitants de la forêt.

— Lequel ?

— La fumée, cher monsieur. L’homme a besoin de feu pour se chauffer et se nourrir. Ça forme des colonnes blanches au-dessus des arbres.

Hitler réprima un élan d’allégresse. La chose allait de soi : on ne dissimule pas le feu, quand bien même on parvient à en cacher les flammes !

65

Il décida de faire du dancing-restaurant son port d’attache. Plusieurs jours durant, il arpenta la région, roulant à faible allure sur les petites routes de montagne, jumelles autour du cou, semblable à quelque officier de liaison d’une guerre démodée. Il sondait les étendues boisées, captant à pleins yeux cette mer végétale changeante, bruissante, mystérieuse. Quand il découvrait des volutes au loin, il se précipitait, abandonnait son side-car au plus près du foyer aperçu. Il s’agissait généralement d’un feu de camp allumé par des jeunes gens ou des paysans venus choisir des arbres destinés à la construction. Malgré ses déceptions répétées, il gardait confiance.

Le soir, il rentrait au dancing. D’ordinaire, le restaurateur n’assurait pas le gîte, mais il avait pris Adolf en sympathie et lui laissait l’usage d’une chambre au confort limité qui donnait au jeune explorateur l’impression d’accomplir quelque stage militaire.

Son dîner se trouvait bercé par le rudimentaire orchestre. Les pensionnaires du sanatorium composaient la base de la clientèle : des gens désorientés par la maladie et par le temps improductif passé dans ces montagnes perdues. Des flirts s’ébauchaient aux sons de vieux succès français et de mazurkas intemporelles. Ce spectacle dégageait une mélancolie fin de siècle pareille à celle que l’on ressent à bord des bateaux de croisière. Hitler ne supportait pas longtemps cette ambiance fellinienne. Il lampait quelques solides rasades de vodka et gagnait sa chambre où la musique du bas retentissait pendant des heures encore.

Le matin du troisième jour, il s’éveilla plus tardivement que d’ordinaire. Le maître des lieux houspillait une femme dont l’Autrichien n’avait pu déterminer s’il s’agissait de son épouse ou de sa servante. Il la criblait de gifles et de coups de genou dans le ventre. La malheureuse subissait ces voies de fait sans crier. Parfois, un horion plus fort que les autres lui arrachait une plainte qui stimulait la rage du violent.

Comme sa brutalité paraissait s’accroître, Adolf jugea opportun d’intervenir avec des paroles conciliatrices mais, emporté par la colère, le gargotier lui flanqua son poing dans la figure et le fît saigner du nez.

Une rage noire saisit alors Hitler. S’emparant d’un tabouret, il l’abattit sur le ridicule bonnet de son hôte. Estourbi, l’homme fléchit les jambes et tomba à genoux.