Il crut surprendre le regard du supposé Karl Hubber. Le vieillard nourrissait-il des doutes ?
Le café étant chaud, la femme se leva pour aller chercher deux tasses de métal. Elle en emplit une, et la présenta à son compagnon, puis une seconde qu’elle garda pour elle-même. Ce manque total de courtoisie équivalait à un affront.
Cette fois Hitler se leva d’une détente et ouvrit la porte. La pluie diminuait d’intensité, mais le ciel restait sombre avec encore des zébrures vénéneuses. Il distinguait entre les arbres le bas de son véhicule rouge, reflété par l’eau qui montait tout autour. Une puissante odeur d’humus se dégageait de la forêt détrempée.
Il rentra, saisit la queue de la casserole et versa le café restant sur la tête de la naine qui se mit à hurler.
VARSOVIE
— Je suis heureuse, fît-elle.
Elle restait nue sur le lit étroit, serrant l’oreiller entre ses bras comme, un instant plus tôt, elle étreignait le corps fané du Commendatore.
Il la contemplait d’un regard émerveillé de barbon comblé. La déclaration de la prisonnière creusait en lui des abîmes de mélancolie, cependant, son orgueil de mâle balayait ces signes de détresse. Il savait bien que l’âge aurait raison de son tardif amour mais s’accommodait des conséquences de cette félicité impensable.
Après le départ de ses acolytes, une étrange béatitude s’était emparée d’eux. Il mettait celle de sa compagne sur le compte de la drogue ; peu importait qu’elle fut réelle ou factice, ce qui comptait c’était de savourer ce chant du cygne inespéré.
Quand, à sa vive surprise, le Parrain l’avait chargé du cas de l’Allemande, il avait accepté, pensant trouver dans cette mission un remède à ses chagrins. Pourtant, avant de quitter Naples, il avait retiré de la banque son pécule chichement constitué. Avait-il la prémonition qu’il n’y reviendrait jamais ?
Assis contre le lit, il continuait de la caresser.
— Où irons-nous ? demanda-t-il d’un ton peureux.
— Pourquoi aller ailleurs ? Ne sommes-nous pas bien ici ? C’est la première fois de ma vie que je me sens sécurisée. Et par un homme à qui j’ai fait du mal et qui voulait me tuer ! C’est inimaginable !
« La Pologne me plaît. Ce pays ne ressemble pas aux autres ; il est d’une autre époque. Je voudrais trouver un logement dans un endroit quelconque, banal, laid peut-être. M’y terrer avec toi et essayer d’oublier. »
En entendant ces paroles, un bonheur doux-amer envahit le Commendatore. Il murmura, penaud :
— Je suis vieux…
— Ah ! non ! protesta Johanna. On ne va pas se mettre à parler ainsi.
Elle ajouta :
— Ton âge sera notre enfant.
CRACOVIE
L’attitude du vieillard déconcerta Adolf. Celui-ci détournait les yeux de la petite créature folle de douleur et continuait de boire son café. Sa compagne se précipita en hurlant hors de la masure, pour offrir sa tête échaudée à la pluie déclinante.
— Vous ne trouvez pas que j’ai des manières un peu cavalières, monsieur Hubber ? demanda le jeune homme.
Le presque centenaire ne répondit rien. À croire qu’il n’avait pas entendu. Cependant, Hitler sentait qu’il suivait le déroulement de la scène.
— Vous pensiez que quelqu’un vous retrouverait un jour ? continua-t-il.
Au lieu de réagir, le patriarche acheva son café d’une main ferme.
Le garçon le laissa pour se lancer à la poursuite de la femme égarée, qui courait dans tous les sens en couinant. Il n’eut aucune peine à la rejoindre, la prit par un bras, la fît pirouetter et sans un mot voulut la faire rentrer.
Adolf s’aperçut alors que Karl Hubber avait profité de sa brève sortie pour fermer la porte. Il la poussa de toutes ses forces, sans résultat. Il crut se rappeler qu’une barre de bois, passée dans des ferrures la maintenait bloquée. Furieux, il se mit à donner des coups d’épaule dans cet assemblage de rondins.
— Si vous n’ouvrez pas immédiatement, cria-t-il à l’occupant, je mets le feu à la cabane !
Comme il achevait ces mots, de la fumée sortit par un interstice, au bas de la porte.
— Ce rat est en train de se faire griller ! s’affola l’Autrichien.
Il était ivre de fureur à la pensée qu’Hubber, à peine découvert, allait lui échapper à tout jamais. Bandant ses muscles, il renouvela en vain les coups d’épaule. Cette construction de boy-scouts le tenait en échec.
Alors, il courut à sa moto, arracha la bâche, et entreprit de la faire démarrer. Il avait été bien inspiré d’en protéger le moteur car elle répondit rapidement à ses sollicitations. Adolf se rua dans le sous-bois, sans se préoccuper des branches qui le cinglaient et fonça avec intrépidité sur la porte.
Il y eut un choc violent, un bruit de bois brisé tandis qu’un nuage noir jaillissait de la masure. La machine cala après quelques soubresauts de bête terrassée.
Le garçon escalada son véhicule bloqué dans l’encadrement de l’huis. Il découvrit un brasier de faible dimension et comprit qu’il arrivait trop tard pour sauver les papiers en train de se consumer. Il s’approcha du foyer agonisant. Des morceaux de feuilles servant jadis aux tirages des plans restaient presque lisibles. Il les rassembla en un petit tas de résidus sur lesquels subsistaient des traces de dessins et d’écriture gothique. « Un expert saura peut-être en tirer quelque chose », songeait-il, sans trop y croire.
Dans la pénombre rougeoyante de cette fin d’incendie, il aperçut le vieux allongé sur le sol contre le mur du fond. Il le crut mort, mais l’ayant retourné sur le dos, il constata qu’Hubber avait plaqué sa bouche contre un trou produit par l’éviction d’un nœud dans le bois.
Hitler le souleva sans grand mal. Malgré sa maladresse congénitale, il parvint à le sortir. La pluie avait cessé, mais s’égouttait en abondance des arbres. Les deux hommes furent immédiatement trempés.
Le jour, provisoirement expulsé par l’orage, revenait timidement à la charge. Les oiseaux, rendus silencieux, retrouvaient des trilles nouveaux. Adolf écouta, pris par une certaine magie de l’instant.
— Dans le fond, ça a dû être bien, murmura-t-il, faisant allusion à la longue retraite de ces gens.
Il tiqua en apercevant un petit bras qui dépassait de la carcasse de son tricycle. Il s’approcha de l’épave et découvrit la naine broyée par l’engin. Au moment de son rush, il avait fermé les yeux pour tenter de les protéger et n’avait pas vu la femme.
Le bonhomme s’assit, épuisé, dans une flaque d’eau. Il entourait ses genoux de ses mains décharnées et gardait la tête pendante, indifférent à tout.
La fumée s’estompait, le feu mourait. Une ambiance de calamité s’appesantissait sur les Carpates.
Adolf se sentait trop courroucé pour céder au désespoir. Il essaya de désencastrer le side-car de la porte. Ce fut laborieux, le cadavre bloquait la moto. Il mit la marche arrière, emballa le moteur, et finit par extraire le véhicule démantelé de sa fâcheuse posture.
— Fumier ! lança-t-il à Hubber. Me voilà coincé ici par votre faute. Si j’avais su que les documents étaient brûlés, je vous aurais laissé cramer !