Выбрать главу

Il crut entendre un bruit à l’extérieur, s’approcha du sentier. Sa stupeur fut intense de voir survenir trois individus, parmi lesquels l’agent israélien qui l’avait mandaté pour cette mission. Sa ressemblance avec Ben Gourion lui parut plus évidente encore qu’à leur première rencontre. Deux hommes l’accompagnaient, jeunes et athlétiques.

Ils avaient laissé leur voiture à distance : une Range Rover de couleur verte, crépie de boue comme après un rallye.

En apercevant Adolf, le chef lui adressa un signe joyeux.

— Salut ! fît-il en s’ébrouant. Comme vous le voyez, le métier d’agent secret n’a pas que de bons côtés !

Il vint à lui, la main tendue. Son regard descendit sur le centenaire toujours assis dans l’eau.

— Monsieur prend un bain de siège ? demanda-t-il goguenard.

— Comment m’avez-vous retrouvé si rapidement ? coupa l’Autrichien.

— Question d’équipement ; il suffisait de placer un micro émetteur à l’intérieur de l’une de vos semelles. Idéal pour vous suivre à distance sans éveiller votre attention. Chacune de vos paires de souliers en est munie.

Le garçon lui jeta un regard sombre, furieux de s’être laissé piéger si aisément. L’Israélien le calma d’une tape amicale sur l’épaule.

— Vous avez énormément de talent, mais vous êtes encore inexpérimenté.

— Ce qui ne m’a pas empêché de réussir où vos services ont échoué. Vos ruses ne vous auront pas évité d’arriver trop tard, déclara Hitler avec une joie mauvaise : ce triste sire s’est barricadé dans son piège à rats et a mis le feu aux documents recherchés ; toutefois, j’en ai récupéré quelques lambeaux moins calcinés que le reste.

Son interlocuteur sourit.

— Depuis des années, nous savions ce qu’ils contenaient.

Autant vous le dire tout de suite : vous vous êtes brûlé les doigts pour rien !

— Alors pourquoi m’avoir demandé de les rechercher ?

Le chef ne répondit pas, se tourna vers ses hommes et leur lança un ordre en hébreu. Aussitôt, ceux-ci s’emparèrent du patriarche, le soulevèrent chacun par un bras et le coltinèrent jusqu’à leur voiture.

Les pieds du vieillard traînaient dans les flaques. Impuissant, il se laissait charrier sans participer.

Lorsque le trio parvint près de la Range Rover, ils firent asseoir Karl Hubber sur le haut marchepied du véhicule, après quoi, l’un d’eux s’en fut chercher une mallette métallique dans le coffre de l’auto.

— Que faites-vous ? s’enquit le garçon.

— Une rectification.

« Ben Gourion » plaisantait, mais on devinait que le cœur n’y était pas, qu’une gravité profonde l’étreignait. On eût dit qu’il vivait un moment capital de sa carrière, probablement même de sa vie.

À quelques pas, le vieux dodelinait contre la carrosserie de la voiture.

— Il était temps ! soliloqua l’Israélien.

— De quoi ? demanda Adolf.

— De le récupérer, car il y a des individus qui n’ont pas le droit de mourir de leur bonne mort.

— Qui est donc ce Karl Hubber ?

— Un homme dont la vie fut particulièrement dérangeante.

— Et l’autre, Frantz Morawsky, le religieux ?

— Quelque chose comme un maître de conscience, un guérisseur aussi, qui devait avoir des dons.

Ses assistants venaient de mettre en batterie du matériel photographique ; ils tirèrent une succession de clichés au polaroïd, les laissèrent se développer en les chauffant contre leur poitrine.

Lorsqu’ils en eurent un certain nombre, ils dressèrent un appareil sophistiqué sur un trépied.

Pendant ce temps, le chef examinait les instantanés. Il en choisit un et revint à son interlocuteur.

— La photo est réussie ? interrogea-t-il en la lui montrant.

— Tout à fait, admit le jeune homme, après avoir considéré l’image.

Ben Gourion sortit un stylo à mine de feutre de sa poche et, se servant du dos de son compagnon comme pupitre, se mit à la crayonner.

Il se retourna en la secouant et la lui présenta de nouveau.

— Et à présent ? demanda-t-il.

L’Autrichien saisit l’épreuve retouchée et poussa un cri. L’agent du Mossad avait dessiné, sur le visage d’Hubber, une petite moustache et une mèche de cheveux tombante.

68

Ce fut l’un de ces instants d’égarement au bout desquels le temps peine pour retrouver son cours normal, comme lorsqu’on vient d’être télescopé par le malheur. Tout se brouillait, puis s’assemblait différemment, suivant la magie d’un kaléidoscope agité.

« Il est vivant ! se disait-il. Ce monstre a presque doublé son âge depuis son règne apocalyptique. » Perdu dans la somptueuse solitude de la forêt, il se prolongeait. Pas surprenant que sa vie ascétique d’ermite lui eût suffi !

Quelle autre forme d’existence peut-on mener après qu’on ait été ce démiurge malfaisant ? La pluie, le vent, le soleil composaient son nouvel empire. Peu de choses séparaient le jour de la nuit. Que subsistait-il de son abominable passé ? Une doctrine endettée, des monceaux de cadavres et des torrents de larmes ! Une honte universelle ! Dieu bafoué !

Le religieux avait sauvé le Führer en l’emmenant dans ses Carpates natales. Qui aurait pu l’imaginer en Pologne ? N’était-ce pas le dernier endroit au monde où on l’aurait cherché ?

Celui qu’il appelait « Ben Gourion » lui montra le vieux.

— Il constitue pour moi le résultat d’années d’enquêtes, déclara-t-il avec quelque fierté.

— Vous le saviez vivant ?

— Je le sentais, ce qui est beaucoup plus puissant. J’étais gamin quand on a annoncé sa mort dans le bunker, pourtant pas une seconde je n’ai cru à son suicide.

— Vous habitiez l’Allemagne ?

— Non, heureusement. Je suis ukrainien. Si je vous disais que j’ai vu le jour à moins de cent kilomètres d’ici !

Adolf comprit que ce moment resterait à jamais le plus beau de son « commanditaire ».

— Comment a-t-il pu s’en tirer ? demanda-t-il.

— Machiavel ! Quand il a compris que la situation était perdue, il a commencé à préparer son anéantissement physique, avec l’aide de gens qu’il a « neutralisés » aussitôt après. Il savait que même incinéré, un homme laisse des traces : sa denture principalement. Il a donc fait rechercher un individu qui lui corresponde au plan de l’orthodontie et des mensurations.

— On a déniché ce sosie morphologique en la personne du sous-officier Karl Hubber ? interrogea l’Autrichien.

— Exactement. Et l’on a pratiqué sur lui des interventions dentaires identiques à celles subies par le Führer.

— Pauvre type : on lui aura pris sa vie et son identité. Vous croyez que le père Morawsky était au courant ?

— Sans aucun doute, mais en pensant que la substitution avait été réalisée avec le cadavre d’un combattant. Il a vu dans ce subterfuge la possibilité d’accomplir une grande œuvre.

— Le salut, non pas du Führer, mais de son âme ?

« Ben Gourion » lui fît face, le regard scrutateur sous ses épais sourcils gris. On lisait sur son visage cette fatigue désenchantée qu’entraîne le succès.

— Vous avez tout compris, assura-t-il. Je ne peux mieux vous témoigner mon admiration qu’en vous laissant la vie sauve, malgré mon souci de la discrétion.

Adolf eut un sourire froid et triste.

— Merci, mais je crains que ce ne soit pas un cadeau.

— Vous souffrez d’être un garçon exceptionnel ? demanda son interlocuteur.

— Celui qui sort de la normalité n’a pas sa place dans la société.

— Comme lui ? s’enquit l’Israélien en désignant le centenaire.

— Probablement. Qu’allez-vous en faire maintenant ? questionna Adolf Hitler junior.