— Êtes-vous apparenté à l’autre Hitler ? s’informa-t-elle.
Il hocha la tête :
— Si je le suis, c’est de très loin : ma famille est de Vienne, la sienne de Braunaun, en Haute-Autriche. Vous savez, c’est un nom relativement répandu.
Il la sonda de ses yeux sombres et mobiles, semblables à ceux de certains rongeurs.
— J’ai l’impression que vous voulez me dire quelque chose et que vous hésitez ?
— Bravo pour votre perspicacité.
— Alors écoutez : ou vous avez confiance et vous parlez, ou vous doutez, auquel cas laissez tomber.
Elle acquiesça et considéra le sol avec embarras.
— Le mieux est que vous différiez cet entretien. Les confidences sont des fruits qu’il faut cueillir à point nommé, ajouta encore Adolf.
Graziella s’arma de courage et demanda en fixant son interlocuteur :
— Une question liminaire : vous êtes capable de tout, n’est-ce pas ?
— Je l’espère, répondit-il.
— Même de voler ?
— Évidemment.
— De tuer, aussi ?
— Il me faudra bien en arriver là un jour.
Il avança ses doigts sur la main épargnée de la femme. Ils ne surent, ni l’un ni l’autre, à quoi correspondait cette fugitive caresse. Une âpre émotion colora les joues creuses de la paralytique.
— Naturellement, c’est votre époux que vous souhaitez supprimer ?
— Je pense que ce sera indispensable.
Parvenu à ce degré de connivence, le garçon s’attendait à ce que l’infirme se confiât dans la foulée. Au lieu de cela, elle parut se reprendre et interrompit net la discussion.
— Je vous laisse, il va bientôt rentrer.
Elle débloqua le frein de son véhicule orthopédique, le fit pirouetter de manière à le présenter dans l’axe de la porte. Un sourire presque heureux détendait son visage éternellement crispé.
Parvenue dans le couloir, elle questionna :
— Vous sortez, demain après-midi ?
— Pas nécessairement. Vous avez mieux à me proposer ?
— Qui sait ?
Le petit moteur électrique zonzonna tel un frelon contre une vitre, entraînant l’épouse de Kurt Heineman en direction de son ascenseur.
Adolf prit dans sa poche un canif dont il se servit pour prélever une minuscule carotte à l’un des savons de la salle de bains et boucha le trou de voyeur que Graziella avait pratiqué dans le mur.
Cette conversation intervenait à point nommé, car le jeune homme commençait à s’ennuyer ferme chez les Heineman. D’avoir le gîte et le couvert assurés ne constituait pas une finalité à ses yeux ; il avait accepté (et subi) l’hospitalité de Kurt non par esprit d’économie, mais pour s’assurer une base solide à Munich, ville dont il avait rêvé dès l’enfance. Depuis plusieurs jours il jugeait que sa vie s’étirait languissamment dans cette demeure patricienne. Il entrevoyait de s’en aller un beau matin, sans crier gare, en l’absence du maître de maison, pour éviter des suppliques et des adieux gênants. Brusquement, le comportement inattendu de la paralytique donnait une relance à l’agrément de son séjour.
Le même soir, Heineman qui participait à un banquet (il appartenait au grand conseil de la ville) regagna tardivement son domicile. Il alla toquer à la porte d’Adolf ; ce dernier lui donna à croire qu’il dormait profondément et n’ouvrit pas.
Le géomètre dut se résigner à coucher seul.
La plus grande qualité du personnel résidait dans sa discrétion. Outre le chauffeur et Hildegarde la gouvernante, il se composait d’une cuisinière-lingère bavaroise et d’une femme de chambre turque qui parlait à peine l’allemand. Seuls, la rébarbative Hildegarde et le chauffeur logeaient sur place, les deux autres regagnaient leur foyer après le service. Hans habitait au-dessus des voitures dont il avait la charge, passant le plus clair de son temps à les bichonner jusqu’à la maniaquerie. Cette méticulosité agaçait le jeune « invité », lequel admettait mal que l’on traite en objet d’art un véhicule exposé à la frénésie de la circulation urbaine. Selon lui, les automobiles de collection uniquement avaient droit à tous les égards, puisque devenues des pièces de musée.
Le petit déjeuner les réunit, Kurt et lui. L’anguleuse gouvernante veillait à ce qu’il fût parfait car le « maître » tenait le repas du matin pour le plus important de la journée. Avec les traditionnels œufs frits, le buffet comportait des harengs marinés, des tranches de saumon, de la charcuterie, des viandes froides et force pâtisseries plus ou moins ruisselantes de crème ; sans parler des fromages et des fruits.
Le géomètre prenait de tout, copieusement. Son verre d’orangeade englouti, il buvait du lait frais puis, pour attaquer les mets consistants, passait à des vins du Rhin bien glacés qu’il appelait « les vins de l’aube ». À le voir absorber pareille masse de nourriture, Hitler s’étonnait qu’il ne fût point obèse. Il lui arriva d’en faire la remarque à son amant. Kurt partait d’un gros rire teutonique et assurait qu’il suivait le régime alimentaire de son père Otto : « Tout le matin, rien à midi, peu le soir ». Il conseillait à son jeune ami de l’imiter, mais celui-ci, frugal, se contentait d’un thé très clair et de quelques biscuits sablés.
Comme souvent, il escorta Heineman à sa voiture. Les occupations de ce dernier le contraignaient à d’incessants voyages périphériques. Travaillant énormément, il ne rentrait pratiquement jamais pour le lunch. Il consacrait cette pause à Frau Schaub, sa collaboratrice au dévouement absolu. En prenant congé d’Adolf, il lui vola un baiser profond qui n’offusqua point le chauffeur.
Avant de franchir la porte-fenêtre, le garçon considéra le ciel lourd et gris, annonciateur de pluie, et n’eut pas envie de quitter la maison. Il voulut gagner son appartement, mais la Turque au nez busqué y promenait son énorme aspirateur dont le moteur ronflait telle une turbine hydraulique.
Constatant le retour d’Adolf, elle grommela :
— J’ai cru vous sortir !
— Continuez, lui dit-il, je vais dans le jardin.
La femme sombre ne répondit rien. Pourquoi diantre avaient-ils tous des mines rébarbatives dans cette maison ? À croire qu’un danger les menaçait, ou bien qu’ils se détestaient les uns les autres avec ferveur ?
Il tourna l’angle du couloir et vit que la porte de Graziella restait entrouverte. Mû par quelque impulsion, il s’en fut frapper.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda la voix agacée d’Hildegarde.
En reconnaissant l’organe du cerbère, il eut envie de ne pas répondre, mais il était trop tard. Achevant d’ouvrir la porte, il découvrit « le dragon », tenant une seringue à la main « qu’il » s’apprêtait à planter dans la cuisse de l’infirme.
— Vous désirez ? s’enquit la femme.
— Je voulais demander à Mme Heineman si elle n’aurait pas un livre à me prêter.
— Pour l’instant je lui donne ses soins, revenez plus tard !
Il battit en retraite, non sans avoir capté l’expression de détresse de la paralytique. Sa mornitude coutumière le cédait à l’effroi.
Au lieu de s’éloigner, il patienta dans le couloir meublé de sièges alambiqués. Bravant leur inconfort, il prit place sur l’un d’eux.
Hildegarde proférait des phrases brèves sur un ton hostile. Il ne comprenait pas ce qu’elle disait mais décelait une menace dans l’intonation. Une dizaine de minutes s’écoulèrent et l’aigre gouvernante apparut, emportant ses ustensiles sur un plateau de métal.