Elle le fustigea du regard.
— Qu’attendez-vous ?
Sa hargne montait de plusieurs tons.
— Je vous ai dit…
— Mme Heineman a besoin de repos car son traitement la fatigue, je vous prie de la laisser !
Elle attendit. Hitler s’éloigna la rage au cœur.
Alors, seulement, elle consentit à gagner l’escalier. Elle allait s’y engager lorsque le jeune homme qui venait de rebrousser chemin surgit en courant. Comme il se déplaçait pieds nus sur la moquette, Hildegarde ne l’entendit pas arriver.
En proie à un déferlement de folie homicide, il administra un formidable coup de pied dans le dos de la duègne. Elle en eut le souffle coupé, cela l’empêcha de pousser le cri qu’on était en droit d’attendre d’elle. Son plongeon spectaculaire lui épargna de dévaler une dizaine de marches. Elle s’abattit, tête première, contre un piédestal de marbre placé à mi-étage. Son crâne éclata avec un bruit quelque peu ridicule, et sa cervelle apparut par la brèche ainsi pratiquée.
Adolf revint sur ses pas pour aller récupérer ses mules dans le couloir. L’aspirateur turbinait toujours dans sa chambre.
Il descendit l’escalier (moins vite que ne l’avait fait sa victime) et alla s’asseoir sur un banc du parc.
Heureux, il offrit son visage au timide rayon de soleil venu saluer son exploit.
Ce fut son premier meurtre.
En découvrant le corps d’Hildegarde, la femme de chambre se prit à hurler et, dans son émoi, lâcha le gros aspirateur qui dévala l’escalier comme une luge.
Inquiétée par ses cris, la cuisinière s’arracha à son fourneau où, déjà, mijotaient des jarrets de porc qu’elle se proposait de servir sur un accompagnement de choucroute parfumée au genièvre.
La gaillarde assura le relais des lamentations et entreprit de décliner le thème de l’accident en bouffant ses sanglots sans les mâcher.
Adolf profita de ses braillements pour en être alerté et surgit avec, entre les dents, la tige d’un œillet d’Inde.
Il « découvrit » le drame, cracha sa fleur, et s’agenouilla près de la vieille haridelle. Elle conservait les yeux ouverts. Jamais ils n’avaient paru aussi pâles. Pieusement, il les lui ferma, non qu’ils l’impressionnassent, mais le geste répondait à ses lectures : dans tous les livres, on commence par clore les paupières des défunts.
Avec l’aide de la soubrette à moustache, il acheva de descendre Hildegarde au rez-de-chaussée. Tous deux retendirent sur un sofa, après que la cuisinière eut placé un torchon sous sa tête pour ne pas souiller l’étoffe de soie brochée.
Toujours sur les directives d’Hitler, l’on prévint tour à tour Monsieur, le médecin de famille et la police.
Le jeune homme usa de ce temps mort pour aller apprendre la nouvelle à Graziella.
Elle dormait d’un sommeil si profond qu’il renonça à la réveiller.
Kurt eut un réel chagrin en voyant la gouvernante raidissante. Dans sa blouse blanche, elle ressemblait à un gisant de pierre et lui rappela le mausolée d’il ne savait plus quelle reine dans une cathédrale rhénane. Cette femme avait soigné sa mère d’un cancer des os durant plusieurs années et lui rendait de nombreux services particuliers. Il mesurait, devant son chétif cadavre, à quel point elle lui manquerait désormais. Sa mort brutale le prenait au dépourvu. Qui donc pourrait la remplacer ?
Son vieux médecin constata l’évidence et signa le permis d’inhumer sans hésiter. Le commissaire de police se déplaça en personne, compte tenu de la personnalité d’Heineman. Il ne s’attarda point et prodigua davantage de condoléances qu’il ne posa de questions à propos de ce décès brutal.
Hans fut chargé des formalités et contacta les pompes funèbres.
En fin de journée, on avait évacué la morte ainsi que tous ses objets et effets personnels qu’un vague neveu allait hériter. Il ne subsistait plus rien de la disparue, sinon son souvenir et les fades odeurs qui lui survivaient.
Trois jours passèrent avant les funérailles. Trois jours pendant lesquels Graziella demeura enfermée dans sa chambre. La cuisinière lui portait de chiches nourritures pour convalescents et la soubrette s’occupait de sa toilette.
Kurt avait repris ses activités. Quand il rentrait du bureau, il essayait de renouer ses relations sexuelles avec son protégé.
Celui-ci refusait, alléguant que ce drame le traumatisait et qu’il lui fallait l’extirper de son esprit pour retrouver sa disponibilité. L’homme s’inclinait devant cet excès de sensibilité. Son giton était jeune, donc frêle ; il convenait de ne pas le brusquer. Il décida d’attendre.
L’enterrement eut lieu un matin à dix heures. Hitler resta seul à la maison en compagnie de Graziella. Elle semblait plus diaphane encore que d’ordinaire. Ces derniers jours, le jeune homme l’avait peu vue car il craignait qu’elle eût des doutes sur la mort accidentelle de la gorgone. Elle avait fatalement entendu, malgré son état de faiblesse, les rabrouements de la vieille à son endroit.
Il s’assit au pied du lit, gêné par cette brusque intimité. Sur la blancheur des draps, le bras appareillé incommodait davantage que lorsqu’il était à l’abri d’une manche. Il évoquait ces films de science-fiction dont les télévisions font grande consommation.
— Vous allez mieux ? demanda-t-il. Elle acquiesça en faisant la moue.
— Que vous est-il arrivé ?
— Une piqûre, chuchota Mme Heineman.
— Celle de la chouette faisait partie de votre traitement ?
— Non.
— Et vous ne vous y êtes pas opposée ?
— À quoi bon ?
Une aussi totale résignation impressionna l’Autrichien. Graziella respirait mal. Avec effort elle dit :
— Ils sont tous à l’inhumation, vous devriez en profiter pour mettre la main sur le trésor !
Il rit avec cruauté :
— Vous délirez ! Les trésors, c’est seulement dans les récits pour la jeunesse.
— Pourtant, il en existe un dans cette famille. Pendant la guerre, le père de Kurt dirigeait la Gestapo d’une grande ville de Belgique. Il aurait utilisé ses fonctions pour amasser un énorme butin en bijoux prélevés chez les juifs arrêtés.
— Et le magot est intact ? demanda le garçon.
— D’après Kurt, oui. Il avait promis de me le montrer, mais sur ces entrefaites il a découvert ma liaison avec l’un de nos amis et ses confidences ont tourné court.
Adolf Hitler réfléchit. Il jugeait plaisante l’anecdote.
— Vous croyez réellement à cette fable ? Alors la caverne d’Ali Baba serait dans cette maison ?
— À coup sûr.
— Vous avez une idée de l’endroit ?
— Pratiquement.
Par prudence, il s’abstint de l’interroger. La chambre de l’infirme s’alourdissait de relents aigres compliqués d’odeurs pharmaceutiques. Avant son attaque de poliomyélite, tout devait être suave autour d’elle : sa chair sentait l’amour, ses vêtements le parfum coûteux. À présent, Graziella devenait un mammifère déshonoré par sa paralysie étendue.
Elle murmura soudain :
— Hildegarde, c’est vous, bien sûr ?
Il n’eut pas l’idée de nier.
— Naturellement, admit-il.
— Je pense que vous m’avez sauvé la vie en sacrifiant la sienne.
— Pour quelle raison aurait-elle pris une telle décision après des années de soins ?
— Pour libérer complètement son cher Kurt.
De sa main valide, elle remonta son drap jusqu’au menton.
— Elle l’adorait, reprit Mme Heineman ; c’est fou ce que ces vieilles bourriques stériles s’attachent aux hommes comme mon mari. Elles devinent leurs faiblesses et les prennent en charge ; ce sont des nourrices pour adultes veules. Il y a une forme de sexualité dans leur dévouement.