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Perrin ne put s’empêcher de ricaner, mais il se reprit et s’en excusa aussitôt.

— J’aimerais tant qu’il en soit ainsi, maîtresse Leya.

— Celui qui frappe se fait autant de mal qu’à sa victime… C’est pour épargner nos agresseurs que nous fuyons devant eux, tu dois le savoir. Si nous devenons violents afin de combattre le mal, nous ressemblerons très vite à nos adversaires. Mon peuple mobilise contre les Ténèbres la force de ses croyances…

Une fois encore, Perrin ricana.

— Maîtresse, j’espère que tu ne devras jamais brandir la force de tes croyances face à des Trollocs. Parce que la puissance de leurs épées serait prompte à te couper en deux.

— Il vaut mieux mourir que…, commença Leya.

Perrin ne la laissa pas terminer, furieux qu’elle soit aveugle à ce point. Plutôt que de blesser quelqu’un, y compris un monstre, cette Zingara préférerait mourir, c’était exact, et cette idée le mettait hors de lui.

— Si tu fuis, les Trollocs te traqueront, puis ils te tueront et dévoreront ta dépouille… S’ils attendent ta mort pour commencer à festoyer. Dans tous les cas, tu seras morte et le mal aura gagné. Hélas, il existe des hommes aussi cruels que ces monstres. Les Suppôts des Ténèbres, par exemple, mais ce ne sont pas les seuls. Il y a un an de ça, j’ignorais à quel point le monde était dangereux. Mais j’ai ouvert les yeux… Par exemple, si les Capes Blanches décident soudain que les Zingari ne marchent pas dans la Lumière, combien de tes frères survivront grâce à la force de leurs croyances, selon toi ?

— Pourtant, tu n’es pas content de porter des armes, jeune Perrin.

Comment Leya savait-elle ça ? Agacé, Perrin secoua la tête, faisant onduler ses boucles en bataille.

— Le monde est l’œuvre du Créateur, pas la mienne… Je dois l’accepter tel qu’il est et y vivre aussi agréablement que possible.

— Tant de tristesse, chez un être si jeune… Pourquoi ce désespoir, Perrin ?

— Je suis là pour te guider, pas pour bavarder… Si je me perds, tu ne me remercieras sûrement pas.

Perrin talonna Trotteur, prenant assez d’avance sur la Zingara pour mettre un terme à la conversation.

Triste ? pensa-t-il alors qu’il sentait peser sur sa nuque le regard de la voyageuse. Je ne suis ni triste ni désespéré… Enfin, je n’en sais trop rien… Il doit exister une meilleure façon d’affronter tout ça, j’en suis sûr, et voilà tout…

La « démangeaison » revint, mais il l’ignora, préférant consacrer son énergie à ne plus sentir le poids imaginaire du regard de Leya.

Le sommet de la montagne atteint, la petite colonne redescendit puis s’engagea dans une vallée boisée et, au bout, traversa un assez large cours d’eau glacé dans lequel les chevaux s’immergèrent jusqu’aux genoux.

Dans le lointain, Perrin aperçut une montagne dont le versant avait été taillé pour évoquer deux grandes silhouettes. Un homme et une femme, aurait-on dit, même si les intempéries avaient depuis longtemps dévasté tous les détails. Moiraine elle-même ignorait de qui il s’agissait et elle n’aurait su dire quand le granit avait été sculpté ainsi.

Dérangées par les sabots des chevaux, des anguilles et de petites truites filaient telles des flèches d’argent dans l’onde limpide. Lorsque la colonne eut traversé, un daim qui broutait sur la berge hésita un moment puis détala comme s’il avait une horde de Trollocs à ses trousses. Un léopard des montagnes au pelage rayé de gris et tacheté de noir sortit alors de sa cachette – on eût dit qu’il émergeait des entrailles de la terre – et jeta un regard furieux aux chevaux. La queue battant de colère, il se détourna et se lança à la poursuite de sa proie.

S’il ne la rattrapait pas, il garderait l’estomac vide, car la vie était loin de foisonner dans cette région. Quelques oiseaux étaient bien perchés sur les branches des arbres, d’autres s’occupant à retourner la terre là où la neige ne la recouvrait plus, mais c’était à peu près tout. Dans quelques semaines, des vols entiers reviendraient dans les montagnes, mais il était encore trop tôt.

Au moins, aucun autre corbeau ne se montra.

En fin d’après-midi, Perrin guida ses compagnons le long d’un étroit défilé, entre deux montagnes dont les pics, comme toujours, disparaissaient dans les nuages. Puis il remonta la rive d’un torrent, plus petit que le précédent, qui se composait en fait d’une multitude de cascades miniatures acharnées à polir pour l’éternité les rochers gris qu’elles dévalaient furieusement.

Dans un arbre, un oiseau chanta et un autre lui répondit, loin devant. Perrin sourit. Les trilles d’un moineau bleu, un oiseau typique des Terres Frontalières. Ici, impossible d’avancer sans être repéré. Se frottant le nez, le jeune homme ne tourna pas la tête vers l’arbre où le premier « oiseau » avait poussé la chansonnette.

La piste rétrécit notablement dans le bosquet de pins et de chênes ratatinés que les cavaliers traversèrent ensuite. Alors que le torrent se réduisait quasiment à un filet d’eau – en tout cas, rien qu’un homme de grande taille n’aurait pas pu traverser d’un seul pas – le terrain assez plat pour être praticable se réduisit à une bande de terre qui contraignit les voyageurs à avancer en file indienne.

Perrin entendit Leya marmonner dans son dos. Se retournant, il vit qu’elle jetait des coups d’œil inquiets aux pentes abruptes qui flanquaient la minuscule piste. Quelques arbres s’y accrochaient tant bien que mal, et il semblait impossible qu’ils ne finissent pas par tomber sur les cavaliers. Sachant que ça ne se produirait pas, les guerriers du Shienar commençaient à se détendre dans cet environnement où ils n’avaient pas à craindre d’embuscade.

Une sorte de cuvette nichée entre les deux montagnes apparut soudain devant les cavaliers, ses pentes abruptes semblant tout de même moins dangereuses que celles du défilé. C’était là, du côté opposé aux cavaliers, que la source du torrent jaillissait de la roche.

Dans les branches d’un chêne, sur sa gauche, Perrin aperçut le toupet d’un soldat. Si le premier guetteur avait imité le cri d’un aile-rouge et pas celui d’un moineau bleu, l’homme n’aurait pas été seul et la progression des intrus se serait arrêtée là. Pour tenir un tel passage, même face à une armée, une poignée d’archers suffisait. Et si une armée venait un jour, il faudrait effectivement que quelques défenseurs la tiennent à distance.

Sur toute la circonférence de la cuvette, au milieu des arbres, se dressaient des cabanes conçues pour ne pas être visibles du premier coup d’œil. Ainsi, les hommes accroupis autour d’un feu de camp, au fond de la dépression, paraissaient ne pas avoir d’abri.

Perrin compta une dizaine d’individus visibles. Les « invisibles » n’étaient hélas guère plus nombreux… Entendant un roulement de sabots, presque tous ces hommes levèrent la tête et quelques-uns firent de grands saluts de la main. Dans ce refuge naturel, les odeurs de fumée, de feux de cuisson, d’hommes et de chevaux composaient une symphonie olfactive présente à peu près partout.

Au milieu du camp, un étendard blanc pendait mollement à un poteau. Non loin de là, un homme beaucoup plus grand que la moyenne, assis sur une souche, s’immergeait dans la lecture d’un livre qui paraissait minuscule entre ses énormes mains. Trop concentré, il ne leva pas la tête lorsque la seule autre personne dépourvue comme lui d’un toupet lança aux nouveaux venus :

— Vous avez fini par la trouver ? Cette fois, j’ai cru que vous y passeriez la nuit.

Une voix de femme, incontestablement. Mais une femme aux cheveux courts vêtue d’une veste et d’un pantalon d’homme…

De soudaines bourrasques tourbillonnèrent dans la cuvette, faisant battre les capes des hommes et agitant suffisamment l’étendard pour qu’il se déploie. Un instant, la créature représentée sur le tissu sembla vouloir chevaucher le vent. Doté d’une crinière jaune, comme un lion, un serpent géant aux écailles écarlates et dorées exhibait agressivement les cinq griffes acérées qui terminaient chacune de ses quatre pattes.