Un étendard légendaire que bien peu d’hommes auraient reconnu, mais que tous auraient craint après avoir entendu son nom.
Alors qu’il entrait dans la cuvette, Perrin fit un grand geste circulaire.
— Maîtresse Leya, bienvenue dans le camp du Dragon Réincarné.
2
Le saidin
Impassible, la Zingara regarda l’étendard jusqu’à ce que le vent cesse de le gonfler comme une voile. Puis elle s’intéressa aux hommes qui faisaient cercle autour du feu de camp. Enfin, son regard s’attarda sur le lecteur passionné – un gaillard beaucoup plus grand que Perrin et deux fois plus large d’épaules.
— Un Ogier vous accompagne ? Je n’aurais pas cru que… (Leya secoua la tête.) Où est Moiraine Sedai ?
En ce qui la concernait, l’étendard du Dragon aurait pu être un drap en train de sécher. En tout cas, elle voulait le faire croire…
Perrin désigna une des cabanes installées sur les versants de la cuvette. Entièrement en rondins, y compris le toit, c’était la plus grande de toutes, ce qui n’allait pas bien loin.
— Voilà sa résidence… Et celle de Lan, son Champion. Quand tu auras bu un peu d’infusion bien chaude…
— Non, je veux parler tout de suite à Moiraine.
Perrin ne fut pas surpris. Toutes les femmes insistaient pour voir immédiatement l’Aes Sedai – et en tête à tête. Même si les nouvelles que Moiraine daignait répéter à ses compagnons semblaient rarement renversantes, chaque visiteuse faisait penser à un chasseur qui aurait traqué l’ultime lapin du monde pour nourrir sa famille affamée. Alors qu’elle tremblait de froid, la vieille mendiante avait refusé une bonne couverture et un plat de ragoût fumant. Pieds nus sous la neige, elle avait titubé jusqu’à la cabane de Moiraine…
Leya mit pied à terre et confia les rênes de sa monture à Perrin.
— Ma jument a faim…, dit-elle simplement. (Elle flatta les naseaux de l’équidé.) Piesa n’a pas l’habitude de terrains si accidentés…
— Nous n’avons pas beaucoup de foin, avoua Perrin, mais elle en aura un peu quand même…
Leya acquiesça puis s’attaqua à l’ascension. Alors que sa cape rouge brodée de bleu lui faisait comme une traîne, elle releva l’ourlet de sa jupe verte.
Perrin sauta de selle, échangea quelques mots avec les hommes qui vinrent prendre en charge les chevaux et confia son arc au type qui s’occuperait de Trotteur. À part un corbeau, annonça-t-il, ils n’avaient rien vu, sinon les montagnes et la Zingara qu’ils ramenaient. Oui, l’oiseau était mort, et non, la femme ne leur avait rien dit des événements en cours dans le grand monde. Et une nouvelle fois, non, il ignorait si le petit groupe lèverait bientôt le camp…
Si nous partons jamais…
Moiraine les avait gardés dans cette cuvette tout l’hiver. Selon les guerriers du Shienar, ce n’était pas elle qui donnait les ordres. Mais Perrin savait que les Aes Sedai n’avaient pas d’égales quand il s’agissait de tirer les ficelles. Et Moiraine encore moins que les autres…
Lorsque tous les chevaux furent en route pour l’écurie de fortune, leurs cavaliers filèrent se réchauffer autour du feu. Repoussant sa cape derrière ses épaules, Perrin tendit langoureusement les mains au-dessus des flammes. Des arômes appétissants montaient du grand chaudron – sorti des ateliers de Baerlon, semblait-il – qui mijotait sur un trépied. Quelqu’un avait eu de la chance à la chasse, de toute évidence… Sur un autre feu, plus petit, des racines disposées en cercle finissaient de cuire en diffusant une agréable odeur qui faisait penser à des navets.
Mais Perrin se concentra sur le ragoût. La viande l’intéressait plus que tout le reste, depuis quelque temps…
La femme en habits d’homme détourna les yeux de Leya au moment où elle entrait dans la cabane de Moiraine.
— Que vois-tu à son sujet, Min ? demanda Perrin.
La jeune femme vint s’asseoir à côté de lui, ses yeux noirs mélancoliques. Comme souvent, l’apprenti forgeron se demanda pourquoi elle continuait à se déguiser. C’était peut-être une idée fausse, parce qu’il la connaissait, mais il ne voyait pas comment on pouvait prendre cette beauté pour un homme, même quelque peu efféminé.
— La Zingara n’a plus longtemps à vivre…, souffla Min en jetant un coup d’œil aux hommes accroupis autour d’un autre feu.
Aucun n’était assez près pour l’entendre.
Perrin ne réagit pas, mais le visage avenant de Leya dansa devant son œil mental.
Au nom de la Lumière ! Les Gens de la Route ne font jamais de mal à personne…
Malgré la chaleur des flammes, le jeune homme frissonna.
Fichu crétin, je n’aurais pas dû demander !
Les rares Aes Sedai informées du don de Min ne savaient pas exactement en quoi il consistait. Parfois, elle voyait autour des gens une aura et des images. De temps en temps, elle était même capable d’interpréter ces signes.
Masuto vint remuer le ragoût avec une longue louche en bois. Jetant un coup d’œil aux deux jeunes gens, il se tapota le bout du nez, eut un grand sourire et repartit d’un pas allègre.
— Par le sang et les cendres ! marmonna Min. Il nous a pris pour des tourtereaux en train de roucouler près d’un bon feu…
— Tu es sûre ? demanda Perrin.
Devant la confusion de son amie, il précisa :
— Au sujet de Leya…
— C’est son nom ? J’aurais préféré ne pas le connaître… Quand on sait, il est toujours pire de ne pas pouvoir… Perrin, j’ai vu sa tête ensanglantée flotter au-dessus de ses épaules. Et ce regard fixe… Mes visions ne sont jamais plus explicites que ça. (Min frissonna et se frotta frileusement les mains.) Par la Lumière ! je donnerais cher pour voir des choses plus agréables. Mais elles se font rares, ces derniers temps…
Perrin voulut proposer de prévenir Leya, mais il se ravisa. Bonnes ou mauvaises, les images et les prédictions de Min se réalisaient toujours. Lorsqu’elle était sûre d’elle, il n’y avait aucune échappatoire.
— La tête ensanglantée… Une mort violente, donc…
Perrin eut honte d’en parler comme si c’était une chose banale.
Mais que puis-je faire ? Si j’en parle à Leya – et qu’elle me croie – elle vivra ses derniers jours dans l’angoisse, et ça ne changera absolument rien.
D’un bref signe de tête, Min confirma qu’il s’agirait bien d’une mort violente.
Dans ce cas, Leya succombera peut-être ici, au cours d’une attaque ennemie.
Mais des éclaireurs patrouillaient toute la journée et les sentinelles restaient en alerte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et Moiraine, s’il fallait l’en croire, avait protégé le camp. Aucune créature des Ténèbres ne pourrait le voir, sauf si elle parvenait à y entrer.
Perrin pensa aux loups. Mais les éclaireurs repéreraient de loin tout intrus qui tenterait d’approcher du camp.
— Leya aura un long chemin à faire pour retrouver les siens… Comme je les connais, les Zingari ne seront pas allés plus loin que les contreforts des montagnes. En route pour les rejoindre, notre amie sera sans défense…
— Et nous ne sommes pas assez nombreux pour lui fournir une escorte, soupira Min. De toute façon, ça ne changerait rien.
Dès l’âge de six ou sept ans, avait-elle raconté à Perrin, Min avait compris qu’elle était seule à avoir des visions. À partir de ce moment, elle avait essayé de mettre en garde les gens. Même si elle n’en avait pas dit plus, Perrin aurait juré que ces avertissements, quand ils étaient pris au sérieux (ce qui n’était pas évident, tant qu’on manquait de preuves), avaient plutôt aggravé les choses.