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— Quand ? demanda le jeune homme.

Un mot glacé et dur comme l’acier, lorsqu’on l’utilisait dans un tel contexte.

Je ne peux rien pour Leya, mais la date de sa mort me permettra de savoir si le camp risque d’être attaqué.

Min leva les bras au ciel, mais elle parvint à ne pas exploser de colère.

— Tu sais que ça ne fonctionne pas comme ça ! Je ne peux jamais dire quand un événement se produira. Lorsque je parviens à interpréter mes images, je sais que certaines choses se passeront. Perrin, tu ne comprends pas très bien… Les visions n’obéissent pas à ma volonté. Elles viennent quand ça leur chante, et il en va de même pour les « prédictions ». Parfois, je devine ce qu’une image annonce, mais dans un avenir qui reste indéterminé. C’est très pénible, tu sais…

Perrin voulut souffler quelques mots de consolation à son amie, mais il ne parvint pas à endiguer le flot de ses paroles.

— Je peux voir des images autour d’un homme un jour donné, puis plus rien le lendemain. Le contraire se produit également. Le plus souvent, cependant, je ne vois rien du tout. Sauf en ce qui concerne les Aes Sedai et les Champions. Là, le phénomène est permanent, mais l’interprétation est bien plus difficile qu’avec des gens ordinaires. (Min dévisagea un instant Perrin.) Il y a d’autres exceptions, comme…

— Surtout, ne me révèle rien à mon sujet ! s’écria Perrin.

Puis il haussa ses larges épaules, comme pour dire à son amie de ne pas s’inquiéter.

Depuis sa plus tendre enfance, il était plus costaud que les autres. Quand on était grand et fort, avait-il vite constaté, il était facile de blesser les gens sans le vouloir. Afin d’éviter ça, il s’était efforcé de devenir prudent et patient. Et quand il lâchait la bonde à sa colère, il ne tardait jamais à le regretter.

— Désolé, Min. Je n’aurais pas dû crier. Je ne voulais pas te faire de la peine.

La jeune femme ne cacha pas sa surprise.

— Tu ne m’as pas fait de peine… Très peu de gens veulent savoir ce que j’ai vu à leur sujet. Crois-moi, si quelqu’un d’autre avait ce talent, je m’en passerais volontiers.

Les Aes Sedai elles-mêmes n’avaient jamais entendu parler de quelqu’un qui eût le même « don », comme elles disaient. Un mot que Min n’employait jamais, car elle voyait plutôt ça comme une malédiction.

— Je voudrais pouvoir aider Leya, dit Perrin. Savoir et ne rien pouvoir faire me rend fou. Je n’ai pas ton stoïcisme…

— C’est étrange, cette attention que tu portes aux Tuatha’an… Ils sont radicalement pacifiques, et je vois toujours de la violence autour de…

Perrin détournant la tête, la jeune femme n’alla pas plus loin.

— Des Tuatha’an ? lança une voix puissante qui évoquait le bourdonnement d’une abeille géante. Que se passe-t-il à leur sujet ?

Un index gros comme une saucisse glissée dans son livre en guise de marque-page, l’Ogier se leva et approcha des deux jeunes gens. Tenant une pipe fumante dans sa main libre, il portait une redingote boutonnée jusqu’au cou qui s’évasait légèrement au niveau de ses genoux, frôlant le haut retourné de ses bottes montantes.

Si grand qu’il fût, Perrin arrivait à peine au niveau de la poitrine de Loial. Avec ses yeux ronds comme des assiettes plutôt que comme des soucoupes, son nez assez gros pour mériter le nom de « museau » et sa bouche énorme, l’Ogier était habitué à effrayer les gens qui le voyaient pour la première fois. Ses oreilles pointues et ses longs sourcils tombant sur ses joues n’arrangeaient rien, il fallait l’admettre. Très souvent, on le prenait pour un Trolloc – une confusion déroutante, puisque pour la majorité des humains lambda, les monstres du Ténébreux n’existaient pas davantage que les mythiques Ogiers.

Quand il s’avisa qu’il venait d’interrompre ses amis, le sourire de Loial s’effaça et il cligna des yeux, visiblement penaud. Lorsqu’on le connaissait, songea Perrin, la peur ne résistait pas longtemps face à la réalité.

Pourtant, certains vieux récits présentent les Ogiers comme des adversaires féroces et implacables…

Min informa Loial de l’arrivée d’une Zingara, mais elle ne mentionna pas sa vision. Sur ce sujet, elle se montrait en général très discrète, surtout lorsque les prédictions n’étaient pas bonnes.

— Je parie que tu comprends ce que je ressens, Loial, dit la jeune femme d’un ton léger. Une Aes Sedai, une bande de villageois de Deux-Rivières, et voilà que ma vie ne ressemble plus à rien !

L’Ogier émit un grognement que Min décida de prendre pour un encouragement.

— Oui, continua-t-elle, je menais ma petite vie à Baerlon, quand on m’a prise par la peau du cou pour me jeter la Lumière seule sait où ! C’est arrivé exactement comme ça ! Mais depuis que j’ai rencontré Moiraine et les paysans de Champ d’Emond, mon existence ne m’appartient plus. (Elle regarda Perrin et fit la moue.) Je voulais être libre, tomber amoureuse d’un homme que j’aurais choisi… (Elle s’empourpra et changea abruptement de sujet.) Quelqu’un peut me dire quel mal il y a à vouloir être bien tranquille, loin de tout ce tumulte ?

— Ta’veren, dit l’Ogier.

Perrin lui fit signe de ne pas insister, mais quand Loial se laissait emporter par son enthousiasme, nul ne pouvait l’arrêter. Selon les critères de son peuple, c’était un « jeune » Ogier extrêmement impulsif. Après avoir rangé son livre dans une des énormes poches de sa veste, il se lança, faisant de grands gestes avec sa pipe :

— Min, notre vie affecte celle des autres, c’est la loi de l’existence. Tandis que la Roue du Temps nous intègre dans la Trame, le fil qui est notre vie exerce une traction et donc une influence sur tous les autres fils qui l’entourent. Les ta’veren ne font rien de plus, mais ils sont immensément plus puissants. Ils agissent sur la Trame entière – au moins pendant un temps –, la forçant à se tisser autour d’eux. Plus on est près d’eux, et plus on subit leur influence. Quelqu’un qui était dans la même pièce qu’Artur Aile-de-Faucon, dit-on, pouvait sentir les mouvements de la Trame, qui se reconfigurait autour de lui. J’ignore si c’est vrai, mais je l’ai lu, en tout cas. Cela dit, la médaille a son revers : les ta’veren ont fort peu de choix, car ils ne peuvent pas refuser la place qui leur est assignée. En d’autres termes, leur tissage est plus serré que le nôtre…

Beaucoup plus serré, pensa Perrin, amer. Et en matière de choix, on est proche de zéro, pour tout ce qui importe vraiment…

Min hocha pensivement la tête.

— Je sais bien, dit-elle, mais j’aimerais qu’ils ne soient pas si… ta’veren… à tout bout de champ. Avec eux qui tirent d’un côté et les Aes Sedai qui tirent de l’autre, quelles sont les chances de s’en sortir, pour une simple femme ?

— J’ai bien peur qu’elles soient inexistantes, répondit Loial. Du moins tant qu’elle reste aux côtés des ta’veren.

— Comme si j’avais le choix…, marmonna Min.

— Tu as eu la chance – ou l’infortune, sembles-tu penser – de rencontrer trois ta’veren en même temps. À savoir, Rand, Mat et Perrin. J’ai fait la même expérience, et à mes yeux, c’est une chance extraordinaire – et ça le resterait s’ils n’étaient pas mes amis. (Soudain gêné, mais les oreilles frémissant d’excitation, l’Ogier regarda les deux jeunes gens.) Vous me promettez de ne pas rire ? J’ai l’intention d’écrire un livre à ce sujet. Pour ça, j’ai commencé à prendre des notes…