Min eut un doux sourire. Du coup, les oreilles pointues de Loial cessèrent de tressaillir.
— C’est une très bonne idée, dit la jeune femme. Mais certains d’entre nous ont l’impression d’être des pantins dont ces ta’veren tirent les ficelles.
— Je n’ai rien demandé ! s’écria Perrin. Rien demandé du tout !
Min ignora son éclat.
— C’est ce qui t’est arrivé aussi, Loial ? C’est pour ça que tu voyages avec Moiraine ? Je sais que les Ogiers quittent très rarement leur Sanctuaire. Un des ta’veren t’aurait-il entraîné avec lui ?
Loial fit mine d’étudier sa pipe comme s’il la voyait pour la première fois.
— Je voulais juste voir les bosquets plantés par mon peuple…, marmonna-t-il. C’est tout…
Il regarda Perrin comme s’il lui demandait du secours, mais le jeune homme se contenta de sourire.
Voyons comment le fer s’adapte à ton sabot, mon ami !
S’il ne savait pas tout au sujet de Loial, Perrin était informé qu’il était en quelque sorte en cavale. Malgré ses quatre-vingt-dix ans, l’Ogier était trop jeune, selon les critères de son peuple, pour quitter son Sanctuaire – aller à l’Extérieur, comme disaient les siens – sans la permission des Anciens. Comparés aux humains, les Ogiers avaient une très longue espérance de vie. Encore adolescent, Loial risquait de passer un mauvais quart d’heure quand les Anciens lui remettraient la main dessus. Du coup, il n’était pas du tout pressé de rentrer au bercail.
Autour des divers feus de camp, tous les soldats se levèrent comme un seul homme, car Rand venait de sortir de chez Moiraine.
Même de loin, Perrin distingua très clairement les traits de ce très grand jeune homme aux cheveux cuivrés et aux yeux gris. Du même âge que l’apprenti forgeron, il le dominait d’une bonne tête. Cela dit, bien que doté de solides épaules, il était moins musclé. Vêtu d’une veste rouge aux manches ornées de broderies – des entrelacs d’épines –, il arborait sur le côté gauche de sa cape l’image d’un reptile à quatre pattes et à la crinière dorée – le sosie de celui qui figurait sur l’étendard.
Perrin et Rand étaient des amis d’enfance.
Mais sommes-nous toujours des amis ? Est-ce possible, désormais ?
Les soldats s’inclinèrent, la tête droite et les mains sur les genoux.
— Seigneur Dragon, dit Uno, nous sommes prêts. Et te servir nous honore.
D’habitude incapable de dire une phrase sans y ajouter un juron, le sergent parlait avec un respect sincère et profond.
— Oui, te servir nous honore, répétèrent tous les hommes.
Connu pour voir le mal partout, Masema était désormais l’incarnation de la dévotion. Comme Ragan et tous les autres, il attendait le bon plaisir de Rand, susceptible de donner un ordre ou non…
Le Dragon étudia un moment ses fidèles, puis il se détourna et s’enfonça entre les arbres.
— Il s’est encore disputé avec Moiraine, dit Min. Et toute la journée, cette fois.
Même si cette nouvelle ne surprit pas Perrin, elle le troubla profondément. Se disputer avec une Aes Sedai ! Soudain, toutes les histoires entendues dans son enfance lui revinrent en mémoire. Les Aes Sedai… Des femmes qui tiraient dans l’ombre les ficelles des nations et des trônes. Leurs cadeaux, disait-on, cachaient immanquablement un hameçon – un prix à payer toujours moins haut qu’on le croyait, mais au final, plus élevé que ce qu’on pensait possible. Des « sorcières », selon certains, capables d’invoquer la foudre et d’éventrer la terre lorsqu’elles cédaient à la colère.
Beaucoup de ces légendes étaient sans fondement, Perrin avait payé pour le savoir. En même temps, elles restaient très loin de la réalité…
— Je vais le rejoindre, annonça l’apprenti forgeron. Après ces disputes, il a toujours besoin de quelqu’un à qui parler…
À part Moiraine et Lan, trois personnes seulement – nommément, Min, Loial et lui-même – ne regardaient pas Rand comme s’il était davantage qu’un roi. Et dans le lot, seul Perrin l’avait connu avant.
Le jeune homme gravit la pente, s’arrêtant seulement pour jeter un coup d’œil à la porte close de la cabane. Leya devait y être en compagnie de Lan, qui suivait en général l’Aes Sedai comme son ombre.
La cabane de Rand, plus petite, était nichée entre les arbres à bonne distance de toutes les autres. Au début, le jeune homme avait tenté de vivre parmi ses hommes, mais leur constante vénération l’en avait très vite dissuadé. Depuis, il s’isolait plus souvent qu’à son tour – bien trop souvent, au goût de Perrin. Mais pour l’heure, le Dragon ne se dirigeait pas vers son modeste fief…
Perrin accéléra le pas pour gagner l’endroit où un des versants de la cuvette se transformait en une muraille rocheuse haute de quelque cent pieds et parfaitement lisse, n’étaient les increvables buissons qui s’y accrochaient de-ci de-là. Sans hésiter, l’apprenti forgeron se dirigea vers la crevasse à peine plus large que ses épaules qui s’ouvrait dans cette infranchissable paroi. À la chiche lumière de la fin d’après-midi, il eut l’impression de s’engager dans un tunnel obscur.
Ce qui était en fait un défilé courait sur huit cents bons pas avant de déboucher dans une vallée très étroite à peine plus longue au sol couvert de pierres et de rochers. Sur les falaises qui l’entouraient, des buissons de faux bleuets, des pins et des sapins se serraient les uns contre les autres, leur ombre démesurément allongée à cette heure de la journée se projetant jusqu’au fond de la dépression. Le défilé était l’unique moyen d’atteindre cet étrange refuge qui semblait avoir été taillé au cœur de la montagne par le tranchant d’une hache géante. Encore plus facile à défendre que le site du camp, cette enclave avait cependant un défaut majeur, car on n’y trouvait ni source ni cours d’eau. À part Rand, après ses disputes avec Moiraine, personne n’y venait jamais.
Non loin de la gueule du défilé, le jeune homme, adossé à un arbre, regardait fixement la paume de ses deux mains. Dans chacune, un héron était comme marqué au fer rouge.
Lorsqu’il entendit le bruit des bottes de Perrin sur la roche, Rand ne bougea pas, mais il se mit à déclamer, sans lever les yeux :
— « Deux fois deux fois, il devra être marqué,
Deux pour vivre et deux pour mourir.
Une fois le héron, pour tracer son chemin
Une deuxième fois le héron, pour dire son vrai nom
Une fois le Dragon, pour les souvenirs perdus,
Deux fois le Dragon, pour le prix qu’il doit payer. »
Frissonnant, Rand glissa les mains sous ses bras afin de ne plus les voir.
— Mais il n’y a pas de Dragon… Pour l’instant, en tout cas.
Un moment, Perrin se contenta d’observer son ami. Un homme capable de canaliser le Pouvoir de l’Unique – et de ce fait condamné à devenir fou à cause de la souillure qui frappait le saidin. Un dément qui détruirait tout autour de lui avant de mourir. Un homme – ou plutôt, une créature – que les enfants apprenaient à redouter et à haïr alors qu’ils étaient encore au berceau.
Peut-être, mais Perrin avait du mal à ne pas voir tout simplement le brave garçon avec lequel il avait grandi.
Comment cesse-t-on d’être ami avec quelqu’un ?
Repérant un petit rocher plat, l’apprenti forgeron s’y assit.
Après un long moment, Rand tourna la tête vers lui :
— Tu crois que Mat va bien ? La dernière fois que je l’ai vu, il avait l’air si malade…
— En principe, ça a dû s’arranger…
Il doit déjà être à Tar Valon, où on le guérira. Ensuite, Nynaeve et Egwene s’assureront qu’il ne lui arrive rien de fâcheux.