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Egwene, Nynaeve, Rand, Mat et Perrin. Tous originaires de Champ d’Emond, sur le territoire de Deux-Rivières. Une région où presque personne ne venait, à part quelques colporteurs et des marchands intéressés par la laine et le tabac. Un coin du monde que presque aucun de ses habitants ne désertait. Jusqu’à ce que la Roue du Temps ait choisi ses ta’veren, chassant de chez eux cinq braves « péquenots » qui n’avaient jamais rien demandé.

Cinq exilés qui ne pouvaient plus être vraiment eux-mêmes, depuis le jour de leur départ…

— Récemment, dit Perrin, voyant que Rand se murait dans le silence, je me suis surpris à regretter l’époque où j’étais un simple forgeron. Aimerais-tu aussi être resté un berger ?

— Le devoir, marmonna Rand. « La mort est plus légère qu’une plume et le devoir plus écrasant qu’une montagne. »

Un vieux proverbe du Shienar, reconnut Perrin.

— Le Ténébreux se réveille, l’Ultime Bataille approche et le Dragon Réincarné doit affronter son adversaire de toujours… Sinon, les Ténèbres envahiront le monde, la Roue du Temps sera brisée et tous les Âges seront remodelés à l’image du Père des Mensonges. Il n’y a que moi… (Rand éclata d’un rire grinçant.) Le devoir pèse sur mes épaules parce qu’il n’y a personne d’autre, voilà tout !

Le rire de son ami lui donnant la chair de poule, Perrin changea maladroitement de position sur son rocher.

— J’ai cru comprendre que tu t’es encore disputé avec Moiraine… Toujours pour la même raison ?

Rand prit une inspiration profonde mais saccadée, comme si la colère lui bloquait le diaphragme.

— Avons-nous une autre raison de nous quereller ? Dans la plaine d’Almoth, et la Lumière seule sait en combien d’autres endroits, des milliers d’hommes ont embrassé la cause du Dragon Réincarné parce que j’ai de nouveau fait claquer au vent son étendard. Perrin, ne voyant pas d’autres possibilités, j’ai accepté d’être appelé Dragon. Depuis, ces hommes meurent ! Au nom du héros censé les diriger, ils se battent, le cherchant inlassablement et priant pour qu’il se montre enfin. Et moi, j’ai passé l’hiver bien à l’abri dans ces montagnes. Je… eh bien, j’ai une dette envers ces braves.

— Tu crois que ça me plaît plus qu’à toi ?

— Peut-être, mais tu gobes tout ce que te dit Moiraine, sans jamais t’opposer à elle.

— Toi, tu l’affrontes chaque jour, et pour quel résultat ? Un hiver entier de querelles, ce qui ne nous a pas empêchés de rester assis à ne rien faire.

— Tu sais pourquoi ? (De nouveau, Rand eut un rire grinçant.) Parce qu’elle a raison ! Oui, que la Lumière me brûle ! Moiraine a raison ! Mes partisans sont dispersés par petits groupes dans la plaine d’Almoth, au Tarabon et en Arad Doman. Si je me joins à un de ces groupes, les Capes Blanches, les Tarabonais et les Domani nous fondront dessus comme un canard sur une pauvre petite coccinelle.

Totalement désorienté, Perrin faillit lui aussi éclater de rire.

— Si tu es d’accord avec elle, pourquoi ces disputes incessantes ?

— Parce qu’il faut bien que je fasse quelque chose. Sinon, je risque d’exploser comme un melon pourri.

— Faire quoi ? Si tu écoutes ce qu’elle dit…

Rand ne laissa pas l’occasion à son ami de dire qu’ils risquaient de rester plantés là jusqu’à la fin des temps.

— Moiraine par-ci, Moiraine par-là ! (Rand se leva d’un bond et se prit la tête à deux mains.) Elle a son mot à dire sur tout, cette femme ! Et elle ne s’en prive pas !

» Moiraine dit que je ne dois pas rejoindre les hommes qui crèvent en mon nom ! Moiraine dit que je saurai que faire parce que la Trame m’y forcera. Mais ce qu’elle oublie de dire, Moiraine, c’est comment je saurai ! Pour ça, elle est muette. Muette comme une tombe, pour une fois ! (Rand laissa retomber les mains le long de ses flancs, puis il regarda Perrin, la tête inclinée et les yeux plissés.) Parfois, j’ai l’impression que Moiraine me tient au bout d’une longe comme si j’étais un superbe étalon de Tear en démonstration de dressage… As-tu parfois le même sentiment ?

Perrin passa une main dans ses boucles en bataille.

— Je… Quelle que soit la force qui nous pousse ou qui nous tire, je sais qui est notre ennemi, Rand.

— Ba’alzamon…, souffla Rand.

Un antique nom donné au Ténébreux. En trolloc, il signifiait le « Cœur des Ténèbres ».

— Perrin, je dois l’affronter ! (Rand ferma les yeux et eut un sourire qui ressemblait à un rictus de douleur.) Que la Lumière vienne à mon aide ! La moitié du temps, j’aimerais que ça arrive vite, afin d’être débarrassé. L’autre moitié… Combien de temps réussirai-je à… ? Par la Lumière ! la traction est si forte ! Que se passera-t-il si je ne peux pas… ? si…

Soudain, le sol trembla sous les pieds des deux amis.

— Rand ? s’inquiéta Perrin.

Malgré le froid, de la sueur ruisselait sur le visage de l’ancien berger et il tremblait comme une feuille.

— Par la Lumière, répéta-t-il, la traction est si forte !

Perrin sentit la terre onduler comme si elle faisait des vagues, et un vacarme infernal retentit dans la vallée. À certains moments, l’apprenti forgeron avait le sentiment que le sol se dérobait sous ses pieds. Puis il aurait juré qu’il se soulevait, tel un cheval qui se cabre. Comme si une main géante jaillie du ciel s’était refermée sur elle, la vallée tremblait jusqu’au plus profond de ses entrailles. Alors qu’elle tentait de le faire rebondir comme une balle, Perrin s’ancra au sol. Devant lui, des cailloux volaient dans des tourbillons de poussière.

— Rand !

Un appel noyé par le rugissement de la terre.

La tête renversée en arrière, les yeux toujours fermés, Rand ne semblait pas sentir les secousses qui le propulsaient dans un sens puis dans un autre. Et malgré leur violence, il ne vacillait pas, comme si ses pieds avaient pris racine dans la terre. Malmené par le séisme, Perrin n’aurait pas pu en mettre sa tête à couper, mais il lui sembla que son ami affichait un sourire mélancolique. Les arbres pliaient comme des roseaux et un grand buisson de faux bleuets se cassa en deux, sa partie supérieure s’écrasant à moins de trois pas de Rand – qui ne broncha pas, à croire qu’il n’aurait pas remarqué non plus la chute d’une maison.

Perrin lutta pour prendre une grande inspiration, puis il hurla :

— Rand, pour l’amour de la Lumière, arrête ça !

En un clin d’œil, tout fut fini. Une branche trop affaiblie se brisa avec un bruit sec et tomba au pied d’un grand chêne. Se redressant lentement, Perrin inspira de nouveau, inhalant assez de poussière pour être victime d’une formidable quinte de toux.

Essoufflé comme s’il venait de courir deux lieues sans prendre de pause, Rand avait rouvert les yeux, mais il semblait toujours ne rien voir de ce qui l’entourait.

Ce qui venait d’arriver était nouveau. Il n’y avait jamais rien eu de tel, de près ou de loin.

— Rand, que… ? commença Perrin.

— C’est là en permanence. Et ça m’appelle. Et ça tire comme une longe… Le saidin, Perrin. La moitié masculine de la Source Authentique. Parfois, je ne peux pas m’empêcher de me laisser attirer, et… (Rand tendit un bras, referma la main sur quelque proie invisible puis baissa les yeux sur son poing fermé.) Je sens la souillure avant même de toucher le saidin. La marque du Ténébreux, comme un fin rideau de malfaisance qui essaie d’occulter la Lumière. Ça me retourne l’estomac, mais je ne peux pas m’empêcher de continuer… Parfois, j’essaie de saisir le Pouvoir, et ça revient à vouloir capturer de l’air. Que deviendrons-nous si ça m’arrive durant l’Ultime Bataille ? Imagine que ma main se referme sur le néant…

— Ce coup-ci, en tout cas, elle a bel et bien saisi quelque chose… Qu’avais-tu donc en tête ?