Rand regarda autour de lui comme s’il voyait pour la première fois les résultats de son éclat. À part le buisson cassé et quelques branches qui n’avaient pas résisté, les dégâts n’avaient rien d’impressionnant. Alors que Perrin s’attendait à voir des crevasses dans le sol, tout semblait normal – y compris les arbres qui faisaient comme un rideau de végétation sur les falaises.
— Je ne voulais pas faire ça… C’est comme si j’avais eu l’intention d’ouvrir le robinet d’une barrique, et que je l’aie au contraire arraché. Le Pouvoir m’a envahi. J’ai dû l’expulser de moi pour qu’il ne me consume pas, mais… Eh bien, je ne voulais pas…
Perrin secoua la tête, fataliste.
À quoi bon lui conseiller de ne plus recommencer ce truc-là ? Sur ce qu’il fait du Pouvoir, il en sait presque aussi peu que moi…
— Beaucoup de gens rêvent de te voir mort, et nous avec. Inutile de faire le sale travail à leur place… (Rand ne réagit pas.) On devrait retourner au camp, je crois… La nuit tombera bientôt, et je crève de faim. Pas toi ?
— Pardon ? Oui, oui… Tu peux y aller, mon ami. Je te rejoindrai, mais j’ai encore besoin d’un peu de solitude…
Pas vraiment convaincu, Perrin finit par se tourner vers la crevasse qui le ramènerait à son point de départ. Mais il s’immobilisa quand son ami lança :
— Tu rêves en ce moment ? Je veux parler de songes agréables…
— Parfois oui, répondit Perrin, sur ses gardes. Je ne me rappelle pas grand-chose de mes rêves…
C’était faux, mais il avait appris à ne pas s’épancher sur le sujet.
— Les rêves sont toujours là…, murmura Rand, si bas que son ami faillit ne pas entendre. Qui sait ? ils nous disent peut-être des choses… La vérité, pourquoi pas ?
Il se tut, broyant de nouveau du noir.
— Le dîner doit nous attendre, déclara à tout hasard Perrin.
Mais Rand était de nouveau plongé dans ses pensées. Comprenant qu’il ne l’en arracherait pas, l’apprenti forgeron s’engagea dans l’étroit passage.
3
Des nouvelles de la plaine
Une partie du défilé était plongée dans l’obscurité. Levant les yeux, Perrin vit que le séisme avait fait s’écrouler une paroi, en hauteur. La partie qui s’était détachée restait coincée contre l’autre, barrant la route à la lumière. Avant d’avancer, l’apprenti forgeron étudia prudemment le terrain, mais l’arche improvisée semblait tenir solidement en place.
La… démangeaison… était de retour, tout au fond de la tête de Perrin. Plus forte qu’avant, même…
Non, que la Lumière me brûle ! non !
La sensation se dissipa.
Lorsque le jeune homme fut de retour dans le camp, le soleil couchant projetait des ombres irrégulières dans la cuvette. Debout sur le seuil de sa cabane, Moiraine regardait la crevasse. Perrin s’immobilisa et étudia un moment la jeune femme. Assez petite et plutôt mince, cette jolie brune paraissait sans âge, une qualité commune à toutes les Aes Sedai qui canalisaient le Pouvoir de l’Unique depuis un certain temps. De fait, avec son visage trop lisse pour être vieux et ses yeux trop pleins de sagesse pour être jeunes, il était impossible de dire si Moiraine sortait de l’adolescence ou avançait vers l’âge mûr. Sa robe de soie bleu marine était froissée et poussiéreuse, des mèches rebelles échappaient à sa chevelure d’habitude impeccablement coiffée et elle avait une tache sombre sur la joue.
Perrin baissa les yeux. Comme Lan, Moiraine savait tout sur lui, et il n’aimait pas ce qu’il lisait dans ses yeux quand elle le regardait. Pour tous les autres, les yeux jaunes du jeune homme n’étaient qu’une bizarrerie. Pour l’Aes Sedai… Un jour, peut-être, Perrin aurait le courage de lui demander ce qu’elle savait exactement. Étant ce qu’elle était, elle devait pouvoir lui révéler des choses qu’il ignorait. Mais ce n’était pas le moment. Pour être honnête, ce n’était jamais le moment.
— Il… Rand ne… C’était un accident.
— Un accident, répéta Moiraine, glaciale.
Secouant la tête, elle se détourna, entra dans la cabane et claqua la porte derrière elle.
Perrin prit une grande inspiration et continua à descendre en direction des feux de camp et de cuisson. Le soir même, ou au mieux le lendemain matin, une nouvelle dispute éclaterait entre Rand et l’Aes Sedai…
Sur les versants de la cuvette, une bonne dizaine d’arbres avaient été déracinés et un gros rocher avait roulé jusqu’au bord du cours d’eau, laissant une traîne de terre retournée derrière lui. Sur le versant opposé à celui où progressait Perrin, une cabane s’était écroulée. Presque tous les soldats s’affairaient autour, tentant de la reconstruire. Loial les assistait, soulevant tout seul des rondins que quatre hommes auraient eu du mal à manipuler. De temps en temps, un juron d’Uno ponctuait les opérations.
Accroupie devant un feu, Min remuait un ragoût avec une moue dégoûtée. La jeune femme avait une petite plaie sur la joue et une odeur de brûlé planait dans l’air.
— Je déteste cuisiner, maugréa-t-elle. Si ce ragoût est ignoble, ce ne sera pas ma faute. Avec ses bêtises, Rand en a renversé la moitié dans les flammes… De quel droit nous secoue-t-il comme des sacs de patates ? (Elle passa les mains sur son fond de pantalon et fit la grimace.) Quand je lui mettrai la main dessus, je lui donnerai une leçon qu’il ne sera pas près d’oublier.
Min brandit sa louche comme si elle avait l’intention de s’entraîner sur Perrin.
— Nous avons des blessés ?
— Non, mais tout un tas de contusions. Au début, les hommes se sont inquiétés, mais ils ont vu Moiraine foudroyer du regard la crevasse de Rand. Comprenant que c’était l’œuvre du Dragon, les soldats ne s’en sont plus fait. Pour eux, si le Dragon veut faire s’écrouler la montagne, eh bien, il doit avoir une bonne raison. S’il décidait un jour de leur faire enlever leur peau pour voir danser leur squelette, ils se diraient la même chose…
Min grogna et fit grincer la louche contre le bord du chaudron.
Perrin se tourna vers la cabane de Moiraine. Si Leya avait été blessée – ou tuée – l’Aes Sedai ne serait pas rentrée chez elle ainsi. De plus, la sensation d’attente était toujours présente.
Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais ça ne s’est pas encore produit…
— Min, tu devrais peut-être t’en aller. Dès demain matin… Je peux t’offrir quelques pièces d’argent, et je suis sûr que Moiraine te donnera assez pour te payer une place dans une caravane de marchands en route pour sortir du Ghealdan. Tu serais de retour à Baerlon avant de t’en être aperçue…
La jeune femme dévisagea Perrin si longtemps qu’il craignit d’avoir fait une gaffe. Puis elle souffla :
— C’est très gentil à toi, mon ami, mais je refuse.
— Je croyais que tu voulais partir… Tu n’arrêtes pas de te plaindre qu’on t’oblige à rester ici !
— J’ai rencontré une vieille Illianienne, il y a quelque temps… Quand elle était jeune, sa mère – c’est une pratique assez fréquente en Illian – avait arrangé son mariage avec un homme qu’elle ne connaissait pas. Selon ses propres dires, elle a passé ses cinq premières années de mariage à pester contre le malheureux, et les cinq suivantes à ourdir des plans pour lui empoisonner la vie sans qu’il sache d’où venaient les coups. Beaucoup plus tard, après la mort de son époux, elle s’aperçut qu’il était et resterait l’amour de sa vie.
— Je ne vois pas le rapport avec notre affaire.
Min regarda Perrin comme s’il ne faisait aucun effort pour comprendre – du coup elle lui parla avec une patience exagérée trahissant son agacement :