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— Quand le destin choisit à ta place, ça ne veut pas nécessairement dire que le choix est mauvais. Même si c’est une option que tu n’aurais pas prise après un siècle de réflexion. Tu saisis, maintenant ?

» Tu connais la citation : « Il vaut mieux aimer pendant dix jours que regretter pendant dix ans. »

— Là, je comprends encore moins… Si tu n’as pas envie de rester, pourquoi t’y forcer ?

Min accrocha sa louche à un grand bâton fourchu planté en terre. Puis, surprenant Perrin, elle se hissa sur la pointe des pieds et l’embrassa sur la joue.

— Tu es un type bien, Perrin Aybara. Même si tu ne comprends rien à rien…

L’apprenti forgeron en resta bouche bée. Si Mat avait été là, ou si Rand s’était trouvé dans son état normal… Avec les filles, il ne savait pas y faire, contrairement à ses amis. Rand s’en sortait merveilleusement bien. Quant à Mat… À Champ d’Emond, toutes les filles avaient compris qu’il ne deviendrait jamais adulte, mais il avait quand même l’art de les charmer.

— Et toi, Perrin ? Tu n’as pas envie de rentrer au bercail ?

— J’y pense tout le temps ! Mais je… Eh bien, ce n’est pas possible. Pas encore.

Le jeune homme tourna la tête en direction de la vallée privée de son ami.

On dirait que nous sommes liés, pas vrai, Rand ?

— Et peut-être jamais…, ajouta Perrin, si bas que Min, normalement, n’aurait pas dû entendre.

Mais elle le regarda avec une compassion qui en disait long.

Entendant des bruits de pas, dans son dos, Perrin se tourna vers la cabane de Moiraine. Deux silhouettes avançaient dans la pénombre. Une femme mince qui restait élégante même en négociant une pente accidentée et un homme grand et fort qui semblait taillé dans de la roche. Alors que sa compagne continuait tout droit, l’homme obliqua en direction de la cabane en reconstruction. Même pour Perrin, dont la vue était incroyablement acérée, le Champion disparaissait par moments, puis redevenait visible un peu plus loin. Une illusion d’optique due à la cape « caméléon » qu’il portait presque en permanence.

Dans l’arrière-plan, assez loin, une troisième silhouette se faufilait entre les arbres.

C’est Rand, en chemin pour sa cabane. Encore un repas de sauté, tout ça parce qu’il ne supporte plus la façon dont tout le monde le regarde.

— Tu dois avoir des yeux derrière la tête, dit Min, tendant le cou pour mieux voir la femme qui approchait. Ou les oreilles les plus fines du monde. C’est Moiraine qui vient ?

Quel imprudent je fais !

Parce que les soldats savaient à quel point il avait une bonne vue – le jour du moins, car il ne s’était pas vanté d’être nyctalope – Perrin commençait à relâcher sa vigilance, se trahissant de plus en plus souvent.

Et l’imprudence risque de me coûter la vie…

— La Zingara va bien ? demanda Min quand Moiraine eut enfin rejoint les deux jeunes gens.

— Elle se repose…

L’Aes Sedai parlait comme d’habitude d’une voix basse et musicale – à croire qu’il n’y avait pas tant de différences que ça entre la parole et le chant – et sa mise était de nouveau impeccable. À la main gauche, elle portait un anneau – un reptile qui se mordait la queue. Le Grand Serpent, une représentation de l’éternité encore plus ancienne que la Roue du Temps. Toutes les femmes entraînées à Tar Valon arboraient un bijou semblable.

Moiraine regarda un moment Perrin, paraissant sonder jusqu’à son âme.

— Elle est tombée et s’est ouvert le cuir chevelu quand Rand… (L’Aes Sedai fit la moue, mais elle se ressaisit très vite, affichant son impassibilité coutumière.) Je l’ai soignée et elle dort. Les blessures de ce genre saignent énormément, mais elle n’a rien de grave. As-tu vu quelque chose à son sujet, Min ?

La jeune femme ne cacha pas son malaise.

— J’ai vu… Eh bien, j’ai cru voir sa mort. Sa tête ensanglantée. Oui, du sang partout sur son visage. J’étais sûre de mon interprétation, mais si elle s’est ouvert le cuir chevelu… Moiraine, vous êtes certaine qu’elle va bien ?

Une question qui trahissait la confusion de Min. Quand elle guérissait, une Aes Sedai ne laissait rien qui aurait pu nuire à la santé du malade ou du blessé. Et Moiraine avait un don particulier pour les soins.

Perrin eut du mal à comprendre le trouble de son amie. Puis tout devint clair dans son esprit. Elle n’aimait pas son « don », mais c’était une part d’elle-même. Jusqu’à un certain point, elle pensait saisir comment il fonctionnait. Se tromper revenait à découvrir qu’elle était incapable d’utiliser ses mains.

Sereine comme toujours, Moiraine étudia un moment la pauvre Min.

— Tu ne t’es jamais trompée dans tes interprétations – en tout cas, pour autant que je puisse le savoir. C’est peut-être la première fois…

— Quand je sais, je sais…, souffla Min, obstinée. Que la Lumière m’en soit témoin, c’est la vérité !

— Ce que tu as vu se produira peut-être plus tard… Leya devra faire un long chemin à travers des régions hostiles.

L’Aes Sedai n’était pas plus émue que si elle avait parlé du temps. Malgré lui, Perrin émit un grognement indigné.

Au nom de la Lumière ! suis-je devenu comme elle ? Je refuse que la mort d’un être humain compte si peu à mes yeux !

Comme s’il avait parlé tout haut, Moiraine se tourna vers le jeune homme.

— La Roue tisse comme elle l’entend, Perrin. Ne t’ai-je pas dit il y a longtemps que nous sommes en guerre ? Impossible de nous arrêter parce que certains d’entre nous ne survivront pas ! Avant que ce soit terminé, nous risquons d’être tous morts. Leya ne combat pas avec les mêmes armes que toi, mais elle connaissait les risques avant de s’engager dans le conflit.

Perrin baissa les yeux.

Tu as raison, Aes Sedai, mais je n’accepterai jamais ça aussi aisément que toi !

Flanqué d’Uno et de Loial, Lan rejoignit Moiraine et les deux jeunes gens près du feu de camp. À la lueur des flammes, le visage du Champion semblait vraiment taillé dans la pierre, comme celui d’une statue. À la lumière des flammes, sa cape conservait les mêmes caractéristiques de caméléon. Par moments, on eût dit un banal vêtement gris ou noir, mais si on regardait trop longtemps, ses teintes fluctuaient et se brouillaient. La seconde d’après, il semblait que Lan avait foré un trou dans la nuit pour se draper dans un manteau d’obscurité. Bref, un accessoire vestimentaire un peu pénible à contempler, surtout quand son porteur ne faisait rien pour vous faciliter la tâche.

Grand et musclé, les épaules larges, Lan posait sur le monde deux yeux bleus qui évoquaient irrésistiblement des lacs de montagne gelés. La grâce naturelle de ses mouvements donnant l’impression que l’épée qui battait sur sa hanche faisait partie de son corps, il ne se contentait pas, comme bien d’autres guerriers, de porter sur lui la marque de la violence et de la mort. Les ayant apprivoisées, il les incarnait, les gardant à tout instant sous son contrôle, comme des molosses qu’il était prêt à lâcher au premier ordre de Moiraine. À côté du Champion, Uno lui-même paraissait inoffensif.

Même si sa longue chevelure tenue par un bandeau grisonnait un peu, des hommes beaucoup plus jeunes que lui évitaient soigneusement de se frotter à Lan. Et ils avaient mille fois raison.

— Maîtresse Leya avait des nouvelles de la plaine d’Almoth, annonça Moiraine. Rien de bien nouveau : tout le monde s’y bat contre tout le monde. Des Quêteurs lancés à la recherche du Cor de Valère y ont déboulé…

Perrin ne put s’empêcher de tressaillir. Le Cor était à un endroit où aucun de ces Quêteurs ne le trouverait. Et avec un peu de chance, même ceux qui cherchaient ailleurs que dans la plaine d’Almoth feraient chou blanc.