Moiraine foudroya le jeune homme du regard. Elle détestait qu’on aborde le sujet du Cor dans le camp. Sauf quand c’était elle qui en parlait.
— Cela dit, il y a un peu de neuf… Les Capes Blanches ont massé près de cinq mille hommes dans la plaine.
— C’est la fichue moitié… Hum, désolé, Aes Sedai… C’est la moitié de leurs forces, ou pas loin. Les Fils de la Lumière ne se sont jamais concentrés à ce point sur un seul terrain.
— Dans ce cas, je suppose que tous les partisans de Rand sont morts ou en déroute…, souffla Perrin. Ou que ça ne tardera pas. Vous aviez raison, Moiraine, il ne fallait pas bouger d’ici…
— C’est justement ce qui cloche, dit l’Aes Sedai. Ou du moins, le début… Comme toujours, les Fils de la Lumière clament qu’ils veulent rétablir la paix. Mais bizarrement, alors qu’ils s’efforcent de repousser à l’intérieur de leurs frontières les Tarabonais et les Domani, ils n’ont pour le moment lancé aucune troupe contre les partisans du Dragon.
Min en poussa un petit cri de surprise.
— La Zingara en est sûre ? Voilà qui ne ressemble pas aux Capes Blanches…
— Il ne peut pas rester beaucoup de maudits Zingari – hum, beaucoup de Gens de la Route – dans la plaine d’Almoth. (Son œil véritable presque aussi plissé que celui du cache, Uno s’efforçait de châtier son langage, et cet effort semblait lui coûter cher.) Ils n’aiment pas traîner dans les coins où ça chauffe, surtout quand il s’agit de batailles rangées. Donc, ils ne sont sûrement pas assez nombreux pour tout voir.
— Il en reste suffisamment pour ce que je leur demande, répondit Moiraine. Beaucoup sont partis, mais certains se sont attardés parce que je les en avais priés. Pour répondre à ta question, Min, Leya est certaine de ce qu’elle avance. Les Capes Blanches ont fondu sur quelques petits groupes de partisans, bien entendu, mais rien de plus. Alors que les Fils ont juré d’abattre ce faux Dragon, lançant à ses trousses plus d’un millier d’hommes, ils évitent de se frotter aux fidèles de Rand dès qu’ils sont plus d’une cinquantaine. Ils ne fuient pas franchement, n’allez surtout pas vous méprendre, mais il y a toujours quelque chose qui les empêche d’attaquer ou les retarde assez longtemps pour que leurs adversaires aient joué la fille de l’air.
— Dans ce cas, Rand peut aller rejoindre ses partisans, dit Loial avec un regard inquiet à Moiraine. (Dans le camp, nul n’ignorait le sujet de ses disputes avec Rand.) La Roue lui tisse en quelque sorte un chemin…
Uno et Lan ouvrirent la bouche en même temps. Respectueux, le sergent laissa au Champion la prérogative de parler.
— Je penche pour une ruse des Capes Blanches, même si je ne vois pas de quoi il pourrait s’agir… Mais quand les Fils me font un cadeau, j’ai tout de suite tendance à penser qu’il est empoisonné.
Uno eut un rictus approbateur.
— De plus, continua Lan, les Domani et les Tarabonais, quand ils cessent un instant de s’entre-tuer, n’ont rien de plus pressé que de s’en prendre aux partisans du Dragon.
— Il y a autre chose, intervint Moiraine. Dans les villages près desquels le peuple de Leya est passé, trois jeunes hommes sont morts dans des circonstances troublantes.
Lan cligna des yeux, une réaction qui n’échappa pas à Perrin. Pour le Champion, c’était l’équivalent d’un cri de surprise. À l’évidence, il n’avait pas prévu que Moiraine aborderait ce sujet.
— L’un fut empoisonné et les deux autres ont été poignardés. Dans les trois cas, personne n’aurait dû pouvoir approcher des victimes sans être vu. C’est pourtant ce qui est arrivé… (Moiraine baissa les yeux sur les flammes.) Tous ces garçons étaient plus grands que la normale et ils avaient des yeux clairs. Cette caractéristique n’est pas très répandue dans la plaine d’Almoth, et on peut s’en féliciter, car être un grand jeune homme aux yeux clairs, en ce moment, ne semble pas être un cadeau dans cette région du monde.
— Si personne ne pouvait les approcher, demanda Perrin, comment a-t-on pu les assassiner ?
— Le Ténébreux dispose de tueurs qu’on ne voit pas avant qu’il soit trop tard, répondit Lan.
— Les Sans-Âme, fit Uno, un peu pâle. Mais d’après ce que je sais, ils ne s’aventurent pas au sud des Terres Frontalières.
— Assez parlé de ça ! lança Moiraine.
Perrin aurait voulu demander qui étaient les Sans-Âme. Ressemblaient-ils aux Trollocs ou aux Blafards ? Il garda ses questions pour lui. Quand Moiraine annonçait que la discussion était close, on ne la faisait pas changer d’avis. Et lorsqu’elle se taisait sur un sujet, un pied-de-biche n’aurait pas suffi à forcer Lan à ouvrir la bouche. Comme Perrin, les guerriers du Shienar jouaient le jeu sans protester. Qui aurait eu envie d’énerver une Aes Sedai ?
— Par la Lumière ! s’écria Min en sondant la pénombre, autour du camp. On ne les voit pas…
— Si je comprends bien, dit Perrin, rien n’a changé. Nous ne pouvons pas aller dans la plaine d’Almoth et le Ténébreux veut toujours notre mort.
— Tout change en permanence, répondit Moiraine, et la Trame intègre tous les bouleversements. Notre repère, c’est la Trame, pas les errements du hasard.
Elle dévisagea ses compagnons, puis demanda :
— Uno, tu es sûr que tes éclaireurs n’ont rien vu de suspect ? Même quelque chose qui leur aurait paru insignifiant ?…
— La renaissance du Seigneur Dragon a balayé bien des certitudes, Moiraine Sedai, et il n’y en a de toute façon aucune lorsqu’on affronte des Myrddraals. Cela dit, j’affirme sur ma vie que mes éclaireurs sont aussi bons que n’importe quel Champion.
Un des plus longs discours qu’Uno eût faits en présence de Perrin sans le saupoudrer de jurons. Le pauvre sergent en était ruisselant de sueur.
— Nous devons tous être vigilants…, dit Moiraine. La petite démonstration de Rand a dû alerter tous les Myrddraals à dix lieues à la ronde. Comme si nous leur avions fait des signaux de fumée…
— Vous devriez peut-être…, fit Min, hésitante. Eh bien, disposer des protections qui interdiraient aux Blafards d’approcher.
Lan foudroya la jeune femme du regard. S’il lui arrivait de critiquer les décisions de Moiraine, mais très rarement en public, il détestait que d’autres se le permettent.
Min ne baissa pas les yeux.
— Les Myrddraals et les Trollocs sont terrifiants, dit-elle, mais au moins, je peux les voir. Je déteste l’idée qu’un Sans-Âme puisse s’introduire dans le camp et m’égorger sans que je m’en aperçoive.
— Les protections que j’ai placées nous dissimulent aux yeux de toutes les Créatures des Ténèbres, Sans-Âme compris. Lorsqu’on est faible, comme c’est notre cas, la meilleure solution est souvent de se cacher. S’il y avait un Blafard assez près pour être alerté… Je n’ai pas le pouvoir de disposer des protections qui tueraient nos ennemis s’ils tentaient de s’infiltrer dans le camp. De plus, ça nous confinerait dans ce périmètre. Comme il n’est pas possible de générer deux types de protections en même temps, je me charge de nous rendre invisibles et je laisse aux éclaireurs et à Lan le soin de nous défendre.
— Je peux patrouiller autour du camp, proposa Lan. Si les éclaireurs sont passés à côté de quelque chose, je ne ferai pas la même erreur.
Ce n’était pas de la vantardise, mais la stricte vérité. Uno lui-même en convint d’un signe de tête.
— Non, dit Moiraine, si tu dois être utile quelque part, mon Gaidin, ce sera ici. (Elle balaya du regard les montagnes environnantes.) Il y a comme une tension dans l’air…
— L’attente, dit Perrin, regrettant aussitôt de ne pas avoir tenu sa langue.
Quand Moiraine le scruta comme si elle voulait lire dans ses entrailles, il déplora encore plus d’être si bavard.