— Thom, tu prends ça avec un calme impressionnant. Pourtant, j’avais cru comprendre que Morgase était le grand amour de ta vie.
Le trouvère baissa de nouveau les yeux sur le fourneau de sa pipe.
— Mat, une femme très sage m’a dit un jour que le temps guérirait mes blessures parce qu’il réparait tout. Bien entendu, je ne l’ai pas crue. Et bien entendu, elle avait raison.
— Tu n’aimes plus Morgase ?
— Mon garçon, voilà quinze ans que j’ai quitté Caemlyn juste à temps pour que la hache du bourreau ne s’abatte pas sur mon cou. Tu sais qui avait signé ma sentence de mort ? Morgase en personne ! En écoutant Basel bavasser…
L’aubergiste voulut s’indigner, mais le trouvère haussa le ton :
— … bavasser, donc, sur Morgase et Gaebril, en bêtifiant sur leur possible mariage, j’ai compris que ma passion était morte depuis longtemps. Bien entendu, j’apprécie cette femme – et je l’aime peut-être encore un peu – mais je ne suis plus mort d’amour pour elle.
— Moi qui pensais que tu allais courir au palais pour l’avertir, fit Mat, dépité.
Il éclata d’un rire désabusé et fut surpris de voir Thom lui faire écho.
— Je ne suis pas bête à ce point, mon gars ! N’importe quel crétin sait que les hommes et les femmes pensent parfois d’une façon très différente, mais je vais te révéler la vraie divergence. Les hommes oublient mais ne pardonnent jamais. Les femmes, en revanche, pardonnent mais n’oublient jamais. Morgase pourrait très bien m’embrasser sur la joue, m’offrir un verre de vin et me dire à quel point je lui ai manqué. Puis ordonner à ses Gardes de me conduire en prison, devant le bourreau. Mat, Morgase est une des femmes les plus intelligentes et les plus compétentes que j’aie rencontrées, et crois-moi, ça veut dire quelque chose ! Pour un peu, je plaindrai Gaebril, sachant ce qui l’attend quand elle l’aura percé au jour. Tear, tu disais ? Aurais-tu la bonté d’attendre demain pour te mettre en route ? Une nuit de sommeil ne me ferait pas de mal…
— Je veux être parti avant la nuit… (Mat sursauta.) Dois-je comprendre que tu veux m’accompagner ? Je te voyais plutôt rester ici…
— Ne m’as-tu pas écouté ? Fiston, j’ai décidé de ne pas me faire décapiter pour le moment. Dans cet ordre d’idées, l’air de Tear est beaucoup plus sain pour moi que celui de Caemlyn. De plus, j’aime bien ces trois femmes… (Un couteau se matérialisa dans la main du trouvère, puis disparut aussitôt.) Je détesterais qu’il leur arrive malheur… Mais si tu veux arriver très vite à Tear, la première étape, c’est Aringill. Un bateau rapide nous fera gagner des jours et des jours, même si nous crevions nos chevaux… Et je ne dis pas ça parce que mes fesses ont déjà adopté la forme d’une selle !
— D’accord pour Aringill, si c’est plus rapide.
— Mon garçon, si tu t’en vas, dit Gill, je devrais me dépêcher de te faire apporter ce repas.
Il se leva et se dirigea vers la sortie.
— Gardez ça pour moi, maître Gill, dit Mat en tendant à l’aubergiste la bourse remise par Gaebril.
— Qu’est-ce que c’est, mon garçon ? Tes économies ?
— Non, l’enjeu d’un pari… Gaebril ne le sait pas, mais nous venons de nous lancer un défi.
Quand Mat saisit le godet et jeta de nouveau les dés, le pauvre chat sauta une fois encore de son perchoir.
Cinq « six ».
— Et je gagne toujours.
48
Être du métier
Tandis que le si mal nommé Projectile ballottait lamentablement en direction des quais de Tear, sur la berge occidentale de l’Erinin, Egwene avait choisi de ne pas regarder la ville. Penchée au-dessus du bastingage, elle contemplait l’eau qui venait écumer contre la coque du bateau. De temps en temps, une rame passait dans son champ de vision, lui rappelant que les marins s’efforçaient quand même de faire avancer cette baignoire (à peine) flottante. La jeune femme avait la nausée, mais relever la tête, elle le savait, aggraverait son mal. Et regarder la rive aurait simplement souligné l’intolérable lenteur du Projectile.
L’ignoble bateau tanguait ainsi depuis le départ de Jurene. Avait-il mieux navigué avant ? Egwene l’ignorait, et elle s’en fichait, regrettant seulement que le rafiot n’ait pas coulé avant d’arriver à Jurene, où elle et ses amies avaient eu la mauvaise idée d’embarquer.
Dans le même ordre d’idées, elle déplorait de n’avoir pas forcé le capitaine à accoster à Aringill, afin que ses compagnes et elle choisissent un autre bateau.
Plus secrètement, Egwene s’en voulait d’avoir un jour approché d’un bateau. Bref, malade comme un chien, elle pensait à beaucoup de choses, essentiellement pour oublier où elle était.
Avec les rames, le roulis était moins fort qu’avec les voiles, mais après des jours et des jours de torture, son estomac ne faisait plus la différence. Dans son abdomen, le pauvre clapotait comme du lait dans une cruche.
Une image très malheureuse que la jeune femme s’efforça d’oublier au plus vite.
Pendant la croisière de désagrément, Elayne, Nynaeve et Egwene n’avaient guère eu le temps de peaufiner leurs plans. Très sensible au mal de mer, Nynaeve ne restait jamais plus de dix minutes sans vomir, et son exemple avait un effet catastrophique sur Egwene, qui ne gardait presque rien de ce qu’elle mangeait. Bien entendu, la chaleur de plus en plus accablante, à mesure qu’on descendait vers le sud, n’arrangeait pas les choses. En ce moment même, Nynaeve devait être dans sa cabine, Elayne lui tenant obligeamment une cuvette…
Ne pense pas à ça, surtout ! Imagine des plaines verdoyantes, des champs de blé… Non, les épis de blé n’oscillent pas toujours au vent comme ça ! Pense à un oiseau-mouche et à ses voltiges aériennes… Non, pas ça non plus ! Imagine une alouette en train de chanter.
— Maîtresse Joslyn ? Maîtresse Joslyn ?
Egwene eut besoin d’un moment pour reconnaître le faux nom qu’elle avait donné au capitaine Canin. Pareillement, elle n’identifia pas tout de suite la voix du seul maître à bord après le Créateur. Levant lentement la tête, elle se tourna vers le marin à la longue figure.
— Nous allons accoster, maîtresse Joslyn. Vous n’avez pas cessé de clamer votre impatience d’arriver, eh bien, c’est fait !
Canin ne faisait aucun effort pour dissimuler sa joie de voir partir les trois passagères. Des enquiquineuses qui ne cessaient d’être malades et gémissaient toute la nuit…
Des marins pieds nus et sans débardeur étaient en train de lancer les amarres à des dockers vêtus de jaquettes de cuir plutôt que de chemises à rayures. Les rames étaient déjà remontées, à l’exception de la paire qui servirait à amortir le choc entre la coque du bateau et le ponton.
Egwene remarqua que le sol des quais brillait d’humidité. Il y avait de l’orage dans l’air depuis un moment, et ici, il avait déjà dû éclater.
Le Projectile ne tanguait plus, mais l’estomac d’Egwene n’avait pas encore recouvré son bel équilibre. Alors que le soleil sombrait à l’horizon, la jeune femme essaya de ne pas penser au dîner.
— Très bien, capitaine Canin, dit-elle avec toute la dignité qu’il lui restait.
Tu n’aurais pas ce ton ironique si je portais ma bague, et même si je t’avais vomi sur les pieds…
L’anneau au serpent et le ter’angreal de pierre pendaient à son cou au bout d’une lanière de cuir, désormais. Le contact très frais de l’artefact contre sa peau la faisait parfois frissonner – surtout dans cette touffeur permanente – mais à part ça, plus elle utilisait le ter’angreal, avait-elle constaté, et plus elle avait envie de le toucher directement, sans l’intermédiaire d’un morceau de tissu.