— Nous poursuivons quelqu’un, Ailhuin… Plusieurs personnes, en fait.
Egwene se força au silence et espéra s’en tirer aussi bien qu’Elayne, qui sirotait son infusion comme une petite fille sage qui écoute des adultes discuter de mode. Si elle se trahissait d’une façon ou d’une autre, Mère Guenna n’était pas du genre à passer à côté.
— Des gens qui ont détroussé ma mère, continua Nynaeve. Et commis plusieurs meurtres. Nous sommes ici pour que justice soit faite.
— Que la Lumière consume mon âme ! vous n’avez pas d’hommes sous la main ? Ils ne sont pas bons à grand-chose, à part soulever des objets lourds et nous traîner dans les jambes – sans oublier les baisers et tout ce qui va avec – mais quand il faut livrer une bataille ou capturer des voleurs, il n’y a pas mieux ! Andor est aussi civilisé que Tear. Vous n’êtes pas des Aielles.
— Il n’y a que nous…, dit Nynaeve. Les personnes qui auraient pu venir à notre place ont été tuées.
Les trois Aes Sedai assassinées…, pensa Egwene. Elles ne pouvaient pas appartenir à l’Ajah Noir. Mais si elles n’avaient pas été tuées, la Chaire d’Amyrlin n’aurait pas pu se fier à elles. Nynaeve essaie de respecter les fichus Trois Serments, mais c’est rudement tiré par les cheveux…
— Vos ennemis ont tué vos hommes, c’est ça ? dit Ailhuin. Des frères, des maris, des pères ?
Nynaeve rosit légèrement, et la guérisseuse se méprit sur sa réaction.
— Inutile de me répondre, petite… Je ne veux pas remuer de vieux chagrins… Laissons-les reposer par le fond, jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Allons, allons, calme-toi, mon enfant…
Egwene dut faire un gros effort pour ne pas grogner de dégoût.
— Je peux dire une chose, fit Nynaeve, toujours un peu rouge, ces personnes qui ont volé et tué sont des Suppôts des Ténèbres. Pour tout te dire, Ailhuin, ce sont des femmes, mais tout aussi dangereuses que les meilleurs escrimeurs. Si tu te demandes pourquoi nous ne cherchons pas une auberge, c’est la raison. Elles savent peut-être que nous les suivons, et elles risquent de nous tendre une embuscade.
Ailhuin eut un geste étrangement las.
— Sur les quatre personnes les plus dangereuses que je connais, deux sont des femmes qui n’ont jamais ne serait-ce qu’une dague sur elles, et un seul des deux hommes est un escrimeur. Quant aux Suppôts des Ténèbres… Lorsque tu auras mon âge, Maryim, tu sauras que les faux Dragons sont dangereux, comme les rascasses, les requins et les orages imprévisibles, dans le Sud. Les Suppôts, eux, sont des imbéciles. Des crétins puants, mais des crétins quand même. Le Ténébreux est emprisonné là où le Créateur l’a décidé, et aucun Traqueur ni aucun poisson-serpent inventé pour faire peur aux enfants ne viendra jamais le libérer. Les crétins ne m’effraient jamais, sauf quand ils essaient de couler le bateau sur lequel je navigue.
» Vous n’avez pas des preuves assez solides pour les présenter aux Défenseurs de la Pierre ? Ce serait votre parole contre la leur…
C’est quoi, un Traqueur ? se demanda Egwene. Et un poisson-serpent ?
— Des preuves, nous en aurons après avoir coincé nos proies, dit Nynaeve. Les objets volés seront toujours en leur possession, et nous pourrons les décrire. Ce sont de très anciens objets, sans valeur sauf pour nos amis et nous.
— Tu serais étonnée de ce que peuvent valoir des antiquités ! L’année dernière, dans les Doigts du Dragon, le vieux Leuse Mulan a remonté dans ses filets trois coupes et une chope en pierre-cœur. Aujourd’hui, à la place de sa minable barque, il possède un fier navire qui fait du commerce le long du fleuve. Ce vieux fou ignorait quel trésor il avait entre les mains, jusqu’à ce que je le lui dise. Il doit y avoir d’autres merveilles à l’endroit de sa découverte, mais il ne se rappelle plus où il a jeté ses filets. Je me demande comment il a réussi à pêcher un jour des poissons, cet idiot ! Après ça, la moitié des barques et des bateaux de pêche de Tear ont écumé les Doigts du Dragon à la recherche de Cuendillar. Adieu les perches et les raies ! Sur certains bâtiments, des seigneurs étaient là pour dire où jeter les filets. Tu vois ce que peuvent valoir les « vieilleries », quand elles sont assez anciennes ? Bien, assez bavardé ! Il vous faut l’aide d’un homme, et je connais celui qui fera parfaitement l’affaire.
— Qui ? demanda Nynaeve. Si tu penses à un seigneur – voire à un Haut Seigneur – n’oublie pas que nous manquons de preuves, pour le moment…
Ailhuin s’esclaffa.
— Ma fille, dans ce quartier de Tear, personne ne connaît de Haut Seigneur – et pas davantage de seigneur, d’ailleurs. Les poissons rouges ne fraient pas avec les brochets ! Je vais vous présenter l’homme dangereux qui n’est pas un escrimeur – mais c’est le plus redoutable des deux, crois-moi. Juilin Sandar, pisteur de voleurs de son état. Le meilleur de tous ! J’ignore comment ça se passe au royaume d’Andor, mais ici, un pisteur accepte de travailler pour quelqu’un comme moi aussi bien que pour un noble ou un marchand. Et il va même jusqu’à baisser ses prix. Juilin retrouvera ces femmes – si c’est possible – et il vous rapportera les objets volés. Tout ça sans que vous ayez besoin d’approcher les Suppôts des Ténèbres.
Nynaeve acquiesça comme si elle avait encore des doutes. Mais Ailhuin attacha les plates-formes à ses chaussures – elle appelait ça des « sabots » – et sortit. Egwene la regarda partir derrière une fenêtre, attendant qu’elle ait disparu dans la ruelle.
— Tu apprends à être une bonne Aes Sedai, Maryim, dit-elle en se retournant. Tu es aussi douée que Moiraine pour manipuler les gens.
Nynaeve devint blanche comme un linge.
Elayne traversa la pièce et gifla Egwene, qui en resta commotionnée, la bouche grande ouverte et les yeux écarquillés.
— Tu vas trop loin, dit la Fille-Héritière. Bien trop loin ! Si nous n’apprenons pas à vivre ensemble, nous mourrons toutes les trois. As-tu révélé ton vrai nom à Ailhuin ? Nynaeve lui a dit que nous poursuivions des Suppôts, et c’était déjà courir un grand risque. Elle a parlé de voleuses et de meurtrières. Tu aurais voulu qu’elle mentionne l’Ajah Noir ? Ici ? Risquerais-tu le succès de notre mission sur la possibilité qu’Ailhuin n’aille pas tout raconter aux quatre coins de la ville ?
Egwene se frotta la joue. Son amie avait une sacrée droite !
— Je ne suis pas obligée d’aimer ce que nous faisons.
— Je sais… Et je te comprends. Mais nous n’avons pas le choix.
Egwene se tourna de nouveau vers la fenêtre pour observer les chevaux.
C’est vrai, nous n’avons pas le choix… Mais rien ne me force à aimer ça…
49
Une tempête à Tear
Egwene finit par retourner s’asseoir afin de boire son infusion. À dire vrai, Elayne n’avait peut-être pas eu tort de l’accuser d’être allée trop loin, mais s’excuser lui semblait un effort surhumain. Les trois jeunes femmes restèrent donc assises en silence jusqu’au retour d’Ailhuin.