Un homme accompagnait la guérisseuse. D’âge moyen, très élancé, il semblait avoir été taillé dans un très ancien bois. Après avoir retiré ses sabots à la porte, Juilin Sandar, puisque c’était lui, accrocha son chapeau de paille à une patère. Une dague brise-lame assez semblable à celle de Hurin – sauf que la lame était dentelée des deux côtés – pendait à son ceinturon. Vêtu d’une veste marron, il portait un bâton qui faisait très précisément sa taille. Assez peu épais – le diamètre de son pouce, environ –, cet étrange objet était taillé dans le bois clair que les bouviers utilisaient pour fabriquer leur aiguillon. Sous ses cheveux noirs coupés très court, ses yeux vifs semblaient avoir enregistré en un éclair tous les détails importants de la pièce. Et tous ceux qui comptaient au sujet de ses occupantes…
Egwene aurait mis sa main au feu que Sandar s’était particulièrement attardé sur Nynaeve, y revenant même à deux fois. L’absence de réaction de l’ancienne Sage-Dame n’avait rien de naturel, ça crevait les yeux – comme si elle se concentrait pour ne rien laisser paraître de ce qu’elle était vraiment.
Ailhuin invita Sandar à s’asseoir. L’homme retourna les manches de sa veste, pour qu’elles ne le gênent pas, fit une courte révérence à chacune des trois femmes, puis s’assit, le bâton appuyé contre son épaule. Silencieux pendant que Mère Guenna refaisait une théière d’infusion noire, il attendit que tout le monde ait goûté le breuvage avant de prendre la parole :
— Mère Guenna m’a informé de votre problème, dit-il d’un ton égal tout en posant sa tasse sur la table. Je suis disposé à vous aider, si c’est dans mes cordes, mais les Hauts Seigneurs risquent d’avoir très bientôt besoin de mes services…
Ailhuin ricana.
— Juilin, quand as-tu pris l’habitude de marchander comme un boutiquier qui voudrait vendre du lin au prix de la soie ? Ne nous fais pas croire que tu sais à l’avance quand les Hauts Seigneurs auront recours à toi.
— Je ne suis pas devin, répliqua Sandar avec un petit sourire, mais quand je vois des ombres furtives sur les toits, la nuit, je sais ce que ça signifie… Oh ! j’aperçois simplement des silhouettes du coin de l’œil – ces types se cachent comme des hippocampes au milieu des roseaux – mais ça me suffit amplement. Personne ne s’est encore plaint d’avoir été cambriolé, mais il y a des voleurs en ville, vous pouvez parier votre dîner là-dessus. Croyez-moi, d’ici à une semaine, je serai convoqué à la forteresse parce qu’une bande organisée pille les maisons des marchands et les manoirs des nobles. Les Défenseurs assurent l’ordre dans les rues, mais contre les monte-en-l’air, c’est un pisteur qu’on mobilise, et votre serviteur plus souvent qu’à son tour. Ailhuin, je n’essaie pas de gonfler mes tarifs. Mais quoi que je fasse pour ces jolies dames, il faudra que je le fasse vite.
— Il ne ment pas…, souffla Mère Guenna. Il prétendrait que la lune est verte et que l’eau est blanche, si ça pouvait lui valoir un baiser de l’une d’entre vous, mais en moyenne, il maltraite beaucoup moins la vérité que les autres hommes. C’est peut-être bien le type le plus honnête qui soit né dans ce fichu quartier – en passant, on appelle ce coin l’Assommoir.
Elayne mit une main devant sa bouche pour dissimuler son sourire et Egwene eut quelque peine à rester sérieuse. Nynaeve resta de marbre, comme depuis le début de la conversation.
Sandar se demanda comment il devait prendre le compliment, puis il sembla décider de passer à autre chose.
— J’admets être très intrigué par ces voleuses, dit-il en souriant à Nynaeve. Je connais des voleuses, bien entendu, et des bandes de malfaiteurs, mais je n’avais jamais entendu parler d’une bande de voleuses. En plus de cet intérêt tout professionnel, je dois une longue liste de faveurs à Mère Guenna.
— Votre prix ? demanda l’ancienne Sage-Dame.
— Quand il s’agit de biens volés, je prends dix pour cent de tout ce que je retrouve. Pour chercher des gens, c’est une couronne d’argent par personne. Selon Mère Guenna, les objets volés n’ont qu’une valeur sentimentale, donc je vous suggère d’opter pour la première solution. (Sandar sourit de nouveau, exhibant des dents décidément très blanches.) Si ma confrérie ne risquait pas de tiquer, je ne vous facturerais rien, mais bon… Une ou deux pièces de cuivre feront l’affaire…
— Je connais un pisteur, dit Elayne, qui exerce au Shienar. Un homme hautement respectable. Il porte une épée, en plus d’une dague brise-lame. Pourquoi n’en avez-vous pas ?
Sandar parut surpris, puis agacé contre lui-même d’avoir réagi ainsi. Il ne semblait pas avoir saisi la pique d’Elayne – ce « respectable » lourdement accentué – à moins qu’il ait décidé de l’ignorer.
— Vous n’êtes pas de Tear, gente dame… J’ai entendu au sujet du Shienar des histoires terribles. Là-bas, les Trollocs abondent et chaque homme est un guerrier.
À son sourire, Sandar ne croyait pas un mot de ces fadaises.
— Des histoires vraies, dit Egwene. Dans les grandes lignes, en tout cas. J’ai été au Shienar…
Sandar en cligna des yeux de surprise.
— Je ne suis pas un seigneur, ni un riche marchand ni même un soldat. Les Défenseurs tolèrent que les étrangers portent une épée – s’ils ne restent pas trop longtemps – mais on me jetterait dans les oubliettes de la Pierre, si je m’y risquais. Il y a des lois, ici, jeune maîtresse… (Sandar passa machinalement la main le long de son bâton.) Même sans épée, je ne me débrouille pas mal du tout, quand ça chauffe. (De nouveau, il sourit à Nynaeve.) Maintenant, si vous aviez l’obligeance de me décrire ces objets…
Sandar regarda l’ancienne Sage-Dame poser une bourse sur la table et en sortir treize couronnes d’argent. Egwene remarqua que sa compagne choisissait les pièces les plus légères. Essentiellement des couronnes de Tear, et une seule andorienne… La Chaire d’Amyrlin leur avait confié une petite fortune, mais aucune somme n’était inépuisable…
Nynaeve baissa les yeux sur la bourse, la considéra un moment, l’air pensive, puis la referma et la remit dans sa poche de ceinture.
— Treize femmes à trouver, treize pièces à gagner, et encore treize en cas de succès, maître Sandar ! Occupez-vous des voleuses, nous nous chargerons de récupérer nos biens, quand vous leur aurez mis la main dessus.
— Je le ferai pour moins cher que ça ! protesta Sandar. Et il est inutile de me proposer un bonus. Mon prix est ferme et définitif. Ne craignez pas non plus que je me laisse graisser la patte…
— C’est exclu, renchérit Ailhuin. N’ai-je pas dit qu’il est honnête ? En revanche, ne le croyez pas s’il prétend vous aimer !
Sandar foudroya du regard la guérisseuse.
— C’est moi qui paie, maître Sandar, dit Nynaeve, donc j’ai le droit de choisir ce que j’achète. Voulez-vous chercher ces femmes, et rien de plus ? (Elle attendit que le pisteur ait acquiescé – à contrecœur, cependant.) Elles peuvent être ensemble, mais ce n’est pas obligatoire. La première est une Tarabonaise. Un peu plus grande que moi, les yeux noirs et des cheveux blond paille qu’elle porte en une multitude de petites tresses, à la mode de chez elle. Certains hommes la jugeraient jolie, mais elle n’apprécierait pas le compliment, vous pouvez me croire… Elle fait presque toujours une moue boudeuse… La deuxième est une Kandorienne. Elle a de longs cheveux noirs, avec une mèche blanche au-dessus de l’oreille gauche, et…
Nynaeve ne donna aucun nom, et Sandar n’en demanda pas, car il était tellement facile d’en changer. Maintenant qu’il parlait travail, le pisteur ne souriait plus. Il écouta attentivement les treize descriptions. Et quand Nynaeve eut fini, Egwene aurait parié qu’il aurait pu les réciter à l’envers sans oublier un mot.