Tandis que la pluie martelait le pont, au-dessus de sa tête, Mat regardait le plateau de jeu posé sur un guéridon entre Thom et lui. Même avec pour enjeu une couronne d’argent andorienne, le jeune homme ne parvenait pas à se concentrer sur la partie.
Alors que les éclairs zébraient le ciel, derrière les hublots de la cabine, quatre lampes illuminaient le fief du capitaine du Véloce.
Ce fichu bateau est profilé comme un oiseau, c’est vrai, mais il se traîne quand même sur ce fleuve de malheur !
Le navire eut une sorte d’à-coup, puis un autre, ses mouvements se modifiant.
J’espère que le capitaine ne l’a pas enlisé ! S’il ne tire pas de ce rafiot toute la vitesse qu’il a dans le ventre, je lui ferai avaler son or, à ce marin de carnaval !
Mat bâilla à s’en décrocher la mâchoire. Bien trop inquiet, il n’avait pas réussi à dormir correctement depuis le départ de Caemlyn. Il posa néanmoins une pierre blanche à l’intersection de deux cases. En trois coups, il allait prendre près du cinquième des pièces adverses…
— Tu pourrais être un très bon joueur, mon garçon, dit Thom entre ses dents serrées sur le tuyau de sa pipe, mais il faudrait que tu te concentres.
Le trouvère posa une pierre noire sur le plateau de jeu.
Mat tendit la main vers la pile de pierres blanches posée à côté de son coude… puis il se pétrifia. Également dans trois coups, les pierres de Thom auraient encerclé plus du tiers des siennes. Une manœuvre qu’il n’avait pas vue venir et qui se révélait imparable.
— Tu perds de temps en temps ? Depuis quand ça ne t’est plus arrivé ?
Thom retira la pipe de sa bouche et se lissa les bacchantes de la phalange d’un index.
— Ça fait un sacré moment… Morgase me battait une fois sur deux, environ… Tu sais ce qu’on dit ? Les bons généraux et les maîtres du Grand Jeu sont excellents aux pierres. Morgase est une championne du Grand Jeu, et je suis sûr qu’elle saurait diriger une armée sur un champ de bataille.
— Si on rejouait aux dés ? Les parties de pierres durent trop longtemps.
— Quand je joue, fiston, j’aime bien avoir plus d’une chance sur dix de gagner…
Mat se leva d’un bond, car la porte venait de s’ouvrir pour laisser entrer le capitaine Derne. En marmonnant des jurons, l’homme au visage carré secoua la pluie qui s’était accumulée sur les épaules de sa cape cirée.
— Que la Lumière calcine mes os ! Je me demande bien pourquoi je vous ai laissés louer le Véloce ! Me demander d’aller toujours plus vite, malgré la pluie et la nuit. Plus vite, plus vite et encore plus vite ! Nous aurions pu nous échouer cent fois sur un banc de sable !
— Vous vouliez mon or, Derne, répondit Mat, peu commode, et vous avez prétendu que ce vieux rafiot était rapide. Quand arriverons-nous à Tear ?
Le capitaine eut un petit sourire.
— Nous sommes en train d’accoster, messire ! Et que le Ténébreux m’emporte si j’accepte de nouveau une cargaison dotée de la parole. Bon, en parlant d’or, où est la seconde moitié du mien ?
Mat alla se camper devant un hublot et jeta un coup d’œil dehors. À la lueur des éclairs, il distingua un quai de pierre trempé, et rien de plus. Il sortit cependant de sa poche la deuxième bourse de pièces d’or qu’il avait préparée et la lança à Derne.
Un capitaine qui ne joue pas aux dés, qui aurait cru que ça existait ?
— Ce n’est pas trop tôt, Derne…
J’espère surtout que ce n’est pas trop tard.
Mat s’empara du sac de cuir où il avait rangé ses vêtements de rechange et ses couvertures, puis le présentoir à fusées, qu’il saisit par sa lanière de fermeture. Glissant tout ça sous ses bras, il s’assura que les pans de sa cape protégeaient bien ses trésors – les fusées, surtout, qui craignaient l’eau plus que tout au monde. S’il se mouillait lui-même parce que sa cape bâillait sur le devant, il serait rapide à sécher, une fois à l’abri. Un test dans un seau avait montré qu’il en allait tout autrement avec les fusées.
Le père de Rand avait raison…
Mat avait toujours cru que le Conseil refusait de faire un feu d’artifice sous la pluie parce que le résultat était moins spectaculaire. En fait, il n’y avait pas de résultat du tout…
— Tu n’es pas encore décidé à vendre ces trucs ? demanda Thom en ajustant sa cape sur ses épaules.
Le vêtement protégerait les étuis en cuir de sa flûte et de sa harpe. En revanche, le trouvère porterait sur l’épaule son sac de vêtements et ses couvertures.
— Pas avant d’avoir compris comment ils marchent, Thom, répondit Mat. Et puis, pense un peu comme ça sera drôle quand je les ferai tous exploser en même temps.
Le trouvère frissonna.
— Très drôle oui, si tu t’abstiens de les jeter tous dans la cheminée à l’heure du dîner… Je ne me fie pas du tout à toi, dès qu’il s’agit de ces fichues fusées. Tu peux te réjouir que notre bon capitaine ne nous ait pas fait jeter par-dessus bord, il y a deux jours…
— Il n’y aurait même pas pensé, avec cette seconde bourse dans la balance… Pas vrai, Derne ?
Le marin fit rebondir la bourse dans sa paume.
— Je m’étais abstenu de demander jusque-là, mais l’or est à moi, et vous ne me le reprendrez pas. Pourquoi cette histoire de vitesse ? À un prix de fou ?
— Un pari, Derne…, répondit Mat en bâillant de nouveau. (Il s’empara de son bâton.) Oui, un pari…
— Un pari ? (Derne regarda la bourse dont il gardait la sœur jumelle dans son coffre.) L’enjeu doit être un fichu royaume !
— Plus que ça, répondit Mat avant de sortir de la cabine.
Quand il émergea sur le pont, la pluie tombait si dru qu’il ne parvint pas à distinguer la passerelle, sauf quand un éclair illuminait brièvement le ciel. Alors que le vacarme du tonnerre l’empêchait de penser clairement, il plissa les yeux et vit des fenêtres éclairées au bout d’une rue. Des auberges, sans aucun doute…
Le capitaine n’avait pas jugé bon de venir assister au départ de ses passagers. S’inspirant de leur chef, les marins aussi étaient restés au sec. Mat et Thom débarquèrent donc avec le ciel d’orage pour seul témoin.
Mat tempêta quand ses bottes s’enfoncèrent dans la boue, lorsqu’il s’engagea dans une rue, mais il n’y avait rien à faire. Il continua donc à avancer aussi vite que possible, ses semelles et l’embout de son bâton produisant à chaque pas un bruit de succion dégoûtant.
Une odeur de poisson pas toujours très frais flottait dans l’air malgré l’orage.
— Nous allons trouver une auberge, cria le jeune homme pour que son compagnon l’entende, puis j’irai faire des recherches en ville…
— Avec ce temps ? brailla Thom en réponse.
Il était trempé jusqu’aux os, mais ça ne semblait pas l’inquiéter tant que ses instruments restaient au sec.
— Comar a dû quitter Caemlyn avant nous… S’il avait un bon cheval, pas un canasson comme les nôtres, il a pu partir d’Aringill avec une journée d’avance sur nous. Qui sait combien de temps cet idiot de Derne nous aura permis de rattraper ?
— Nous avons fait vite, dit Thom. Le Véloce mérite bien son nom.
— Si tu le dis, mon ami… Mais qu’il pleuve ou non, je dois trouver Comar avant qu’il tombe sur les trois femmes.
— Mon garçon, quelques heures de plus ou de moins ne feront aucune différence… Dans une ville comme Tear, il y a des centaines d’auberges. Et tu peux en ajouter d’autres centaines autour de la cité, certaines si petites qu’elles proposent à peine dix ou douze chambres. Des établissements si insignifiants qu’on peut passer devant sans même les remarquer… (Le trouvère tira sur la capuche de sa cape.) Il nous faudra des semaines pour les explorer toutes… Mais Comar aura exactement le même problème. Donc, nous pouvons passer la nuit à l’abri de l’orage. Tu peux parier tout l’argent qui te reste que notre ami Comar ne sortira pas cette nuit.