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Mat secoua pensivement la tête…

Dix ou douze chambres, une petite auberge ?

Avant de partir de chez lui, le jeune homme n’avait jamais vu un plus gros bâtiment que l’auberge de Deux-Rivières, baptisée La Cascade à Vin. Bran al’Vere, le patron, accessoirement bourgmestre de Champ d’Edmond, avait-il dix ou douze chambres à louer ? C’était peu probable, sachant qu’Egwene, ses sœurs et le couple parental occupaient toutes les chambres de devant du deuxième étage…

Par la Lumière ! nous n’aurions jamais dû partir de chez nous !

Mais Rand y aurait été obligé un jour ou l’autre, et Egwene serait probablement morte si elle n’était pas partie pour Tar Valon…

Et maintenant, elle risque de mourir parce qu’elle y est allée !

Mat doutait de se réhabituer à vivre à la ferme, car les vaches et les moutons ne jouaient pas aux dés. Mais Perrin, lui, pouvait toujours rentrer au bercail.

Retourne à la maison, Perrin ! Fais-le tant que c’est encore possible !

Mat secoua la tête pour s’éclaircir les idées.

Crétin, pourquoi ferait-il ça ?

Un instant, le jeune homme pensa à un lit douillet, mais il résista à la tentation.

Non, pas encore…

Trois éclairs déchirèrent en même temps le ciel, illuminant une maison étroite et ses fenêtres presque cachées par des plantes. À côté, Mat reconnut la boutique d’un potier aux assiettes et aux coupes qui illustraient son enseigne. Bâillant de plus en plus, il accéléra le pas – ou du moins essaya, car il devenait de plus en plus difficile de décoller ses bottes de la gadoue.

— Thom, je crois que nous pouvons oublier ce quartier de la ville… Toute cette boue, et la puanteur du poisson… Tu vois Nynaeve ou Egwene – sans parler d’Elayne ! – choisir de séjourner ici ? Les femmes aiment les endroits proprets qui sentent bon, mon ami.

— C’est possible, mon garçon… Tu serais surpris de ce que ces dames peuvent supporter. Mais ton raisonnement se tient.

Tenant les pans de sa cape pour protéger les fusées, Mat allongea ses enjambées.

— Viens, Thom ! Je veux trouver Comar ou nos amies ce soir !

Toussant de temps en temps, le trouvère suivit le mouvement sans protester.

Les deux hommes franchirent les portes de la ville – avec ce temps, ils ne virent pas l’ombre d’une sentinelle. À partir de là, Mat se félicita de sentir de bons vieux pavés sous ses semelles. Après moins de cinquante pas, il eut l’intense plaisir d’aviser une auberge dont les fenêtres projetaient dans la rue une pâle lumière. Des échos de musique montaient de ce qui, sous un tel orage, ressemblait furieusement à un havre de paix. Malgré sa claudication, Thom lui-même avala à toute vitesse cette dernière ligne droite.

Le patron du Croissant Blanc, fort corpulent, menaçait de faire craquer le haut comme le bas de sa veste longue. Pourtant, la mode vestimentaire, à en juger par les clients, était au « moulant » en haut et au « bouffant » en bas… En parlant de « bouffant », le pantalon du type était assez grand pour héberger deux hommes normaux, un dans chaque jambe.

Des serveuses en robe noire à ras du cou et en tablier blanc passaient de table en table. Entre les deux cheminées, un musicien jouait du xylophone. Thom l’étudia, fit la grimace et secoua la tête.

Le gros aubergiste, Cavan Lopar, fut ravi de louer deux chambres à ses nouveaux clients. Au début, il fit la moue devant leurs bottes boueuses, mais quelques pièces d’argent – les couronnes d’or commençaient à se faire rares – et la cape multicolore de Thom le mirent promptement dans de meilleures dispositions. Lorsque le trouvère confirma qu’il était prêt à se produire certains soirs pour un cachet modique, les multiples mentons de Lopar en sautillèrent de satisfaction.

Hélas, il ne savait rien d’un homme à la barbe noire divisée par une mèche blanche. Et il n’avait jamais ne serait-ce qu’aperçu trois femmes correspondant aux descriptions que lui fit Mat.

Mat déposa toutes ses affaires dans sa chambre, prenant à peine le temps de s’assurer qu’il y avait un lit, puis il en ressortit avec sa cape et son bâton. Après avoir englouti une assiette de ragoût de poisson, il repartit sans se soucier de la pluie et fut surpris de voir Thom lui emboîter le pas.

— Je croyais que tu voulais rester au sec…

Le trouvère tapota l’étui de sa flûte, qu’il avait emporté avec lui, laissant toutes ses autres possessions dans sa chambre.

— Les gens parlent volontiers à un trouvère, mon garçon… Je peux apprendre des choses qu’on ne te dirait pas… Tu sais, je tiens autant que toi à sauver ces filles…

Les deux hommes trouvèrent une autre auberge une centaine de pas plus loin, sur le trottoir d’en face, puis une autre et encore une autre. Dans chacune, Mat resta assez longtemps pour laisser le temps à Thom de faire des effets de cape, de raconter une histoire, puis d’accepter le gobelet qu’un client lui proposait invariablement. Pendant que le trouvère recueillait les confidences de son nouvel ami, le jeune homme demandait aux uns et aux autres s’il n’avait pas vu un type à la barbe striée de blanc ou trois femmes.

S’il gagna quelques pièces aux dés, Mat n’apprit rien d’intéressant, et Thom fit chou blanc aussi. En revanche, il ne finit jamais son gobelet de vin, une tempérance qui rassura son compagnon. Sur le bateau, il avait pratiquement fait abstinence, mais Mat n’aurait pas juré qu’il ne replongerait pas dans l’alcool une fois arrivé à Tear.

Après une dizaine de salles communes, le jeune homme eut l’impression que ses paupières pesaient des tonnes. S’il pleuvait moins fort, le vent s’était rafraîchi et il ne faisait pas bon se promener dans les rues à cette heure tardive – ou plutôt, presque matinale, car l’aube ne se ferait plus beaucoup attendre.

— Mon garçon, grogna Thom, si on ne rentre pas au Croissant Blanc, je vais dormir dans la rue. (Il s’arrêta, pris d’une quinte de toux.) Sais-tu que tu es passé devant trois auberges sans les voir ? Je suis si fatigué que je n’arrive plus à réfléchir. As-tu prévu un itinéraire dont tu ne m’aurais pas parlé ?

Mat regarda en haut de la rue, où un grand type en cape sombre avançait à pas rapides.

Moi, je suis épuisé… Rand est à cinq cents lieues d’ici, en train de jouer les fichus Dragons…

— Quoi ? Trois auberges, tu dis ?

Les deux hommes étaient immobiles devant un autre établissement. Le Godet d’Or, annonçait l’enseigne.

Ce nom décida Mat à tenter une dernière fois le coup.

— Encore une, Thom… Si on ne trouve rien, on rentrera se coucher…

L’idée de dormir semblait plus séduisante qu’une partie de dés avec cent pièces d’or au vainqueur, mais le jeune homme se força à continuer.

Il n’avait pas fait deux pas dans la salle commune quand il aperçut Comar. Il portait une veste verte aux manches bouffantes rayées de bleu, mais c’était bien lui, avec sa courte barbe noire striée de blanc. Assis sur une étrange chaise au dossier très bas, au fond de la salle, il secouait un godet tout en souriant à l’homme qui lui faisait face de l’autre côté d’une table. Cet homme portait une redingote et un large pantalon, et lui ne souriait pas, les yeux rivés sur les pièces empilées au milieu de la table – un trésor qu’il semblait regretter de ne plus avoir dans ses poches.

Mat remarqua qu’un autre godet reposait près du coude droit de Comar.