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Le sbire de Gaebril lança les dés et éclata de rire – une fraction de seconde avant que le résultat soit définitif, sembla-t-il à Mat.

— Qui est le suivant ? lança-t-il en ramenant les mises vers lui.

Il trônait déjà derrière une petite montagne de pièces. Rayonnant, il remit les dés dans le godet et le secoua.

— Quelqu’un d’autre veut tenter sa chance, j’en suis sûr !

À l’évidence, les candidats ne se bousculaient pas au portillon. Sans se laisser démonter, Comar continua à secouer les dés en riant.

Même si les tabliers n’étaient pas à la mode à Tear pour les aubergistes, le patron du Godet d’Or se révéla facile à repérer, car il portait une veste bleu foncé qui semblait être l’uniforme de sa profession, du moins pour ce qu’en avait vu Mat. Rondouillard, l’homme faisait cependant la moitié de la corpulence de Lopar, et sa collection de doubles mentons était considérablement moins fournie. Assis seul à une table, il polissait une chope en étain avec une ardeur rageuse, foudroyant Comar du regard chaque fois que celui-ci ne risquait pas de s’en apercevoir. Pas mal d’autres clients considéraient le joueur barbu d’un œil noir, mais jamais quand il pouvait le remarquer.

Mat résista à l’envie d’approcher de Comar, de lui flanquer un bon coup de bâton sur le crâne et de lui demander où étaient Egwene et les autres femmes.

Quelque chose clochait dans cette salle commune. Comar était le premier homme armé d’une épée qu’il voyait à Tear, mais la peur qu’il inspirait aux clients et à l’aubergiste ne venait pas que de là. Même la serveuse qui vint lui apporter un gobelet de vin – se faisant pincer les fesses pour sa peine – affichait une nervosité bizarre.

Étudie la question sous tous ses angles… Dans ta vie, tu t’es fourré dans la mouise chaque fois que tu as omis de le faire. Alors, réfléchis !

Mais c’était difficile, quand on avait la tête dans le sac à cause de la fatigue.

Mat fit un signe à Thom, et tous deux allèrent rejoindre l’aubergiste, qui leur jeta un regard noir quand ils s’assirent à sa table.

— Qui est l’homme à la barbe striée de blanc ? demanda Mat.

— Vous êtes des étrangers, pas vrai ? Eh bien, lui aussi… Je ne l’ai jamais vu, mais je peux vous dire qui il est. Un type venu d’ailleurs qui a fait fortune dans le commerce. Un marchand désormais assez riche pour porter une épée. Ce qui ne devrait pas l’autoriser à nous traiter comme des chiens.

— Si vous ne l’avez jamais vu, dit Mat, comment savez-vous que c’est un marchand ?

L’aubergiste regarda le jeune homme comme s’il était stupide.

— Sa veste, mon gars, et son arme… S’il n’est pas d’ici, ça ne peut pas être un soldat ni un seigneur, donc, il ne reste plus qu’un riche marchand. Enfin, ça tombe sous le sens ! Ces gens viennent ici nous regarder de haut et séduire nos femmes, c’est comme ça. Mais il n’a pas le droit de nous dépouiller ainsi. Quand je vais dans l’Assommoir, je ne joue pas avec les pêcheurs. Et au quartier Tavar, il ne me viendrait pas à l’idée de rançonner les fermiers qui sont là pour vendre leur récolte. (Il polit sa chope avec une férocité encore accrue.) Ce type a une chance incroyable. Il a dû s’enrichir comme ça…

— Il gagne beaucoup, hein ? fit Mat entre deux bâillements.

Jouer avec un autre veinard serait sûrement intéressant…

— Pas toujours… Il perd les petits coups, de temps en temps… Mais quand l’enjeu augmente… Ce soir, je l’ai vu gagner une pièce d’or ou d’argent à au moins dix reprises, et chaque fois en tirant trois couronnes et deux roses. Et quand il joue avec des dés à points, il aligne les combinaisons de trois « six » et deux « cinq ». Au Trois-Trois, il ne tire naturellement que des « six », et au Compas, il aligne les « cinq ». S’il est né verni, tant mieux pour lui, mais qu’il aille donc plumer d’autres marchands, comme le veut l’éthique. Mais comment avoir tant de chance ?

— En jouant avec des dés pipés, dit Thom avant de tousser bruyamment. Quand il a besoin de gagner, il utilise des dés qui montrent toujours la même face quand on les lance. Comme il est malin, il ne tire pas toujours la combinaison maximale – ça finirait par éveiller les soupçons – mais « seulement » la deuxième ou la troisième d’un jeu, qui est pratiquement impossible à battre. Cela dit, ses dés affichent toujours le même résultat, et ça, il ne peut pas le cacher.

— J’ai entendu parler de cette tricherie…, dit l’aubergiste. Les Illianiens utilisent des dés de ce genre. Mais là, les deux joueurs se servent du même godet et des mêmes dés. Donc, ce n’est pas ça…

— Apportez-moi deux godets et deux jeux de dés – à figures ou à points, c’est sans importance, pourvu que les deux soient du même type.

L’aubergiste coula un regard soupçonneux au trouvère, mais il se leva, en emportant sa chope, et revint très vite avec deux godets revêtus de cuir. Thom fit tomber cinq dés en os devant Mat. Où qu’il soit allé, le jeune homme n’avait jamais vu que des dés en bois ou en os. Ceux-là, très classiques, étaient marqués avec des points.

Mat les ramassa puis regarda Thom.

— Je suis censé voir quelque chose ?

Le trouvère fit tomber dans sa paume les dés de l’autre godet. Puis, presque trop vite pour qu’on suive ses mouvements, il les remit dedans et renversa le godet sur la table trop rapidement pour que les dés puissent en sortir.

Il posa une main sur le godet renversé.

— Marque chacun de tes dés, mon garçon. Discrètement, mais en t’assurant que tu reconnaîtras ton encoche.

Mat et l’aubergiste se regardèrent, perplexes. Puis ils baissèrent les yeux sur le godet que Thom maintenait à l’envers, l’autre jeu de dés à l’intérieur. Le trouvère préparait un tour, c’était évident. Un de ces trucs apparemment impossibles, comme avaler du feu ou faire jaillir du néant des foulards de soie. Mais comment espérait-il réussir alors qu’un joueur expérimenté comme Mat le regardait de si près ? Dégainant son couteau, le jeune homme fit une petite entaille sur la face « six » de chaque dé.

— Bien, dit-il en les reposant sur la table, montre-moi ton tour.

Thom ramassa les dés et les reposa quelques pouces plus loin.

— Cherche ta marque, mon garçon.

Mat fronça les sourcils. L’autre main du trouvère tenait toujours le godet renversé. Il ne l’avait jamais bougée, et les dés marqués ne s’étaient à aucun moment approchés du godet.

Le jeune homme ramassa les cinq dés… et écarquilla les yeux. Pas un n’était marqué.

L’aubergiste ne put étouffer un petit cri de surprise.

Thom retourna sa main libre, révélant cinq dés.

— Tes marques sont sur ceux-là… Voilà comment procède Comar. C’est un tour très simple, mais je n’aurais jamais cru qu’il avait l’agilité requise.

— Tout à coup, je doute d’avoir envie de jouer avec toi aux dés…, souffla Mat.

L’aubergiste regardait les dés, mais il n’avait toujours pas compris le truc.

— Appelez la garde, lui dit Mat, ou ce qui en tient lieu ici. Et faites arrêter ce tricheur.

Dans une cellule, il ne risquera plus de tuer quelqu’un… Mais si Egwene et les autres étaient déjà mortes ?

Une idée horrible que le jeune homme tenta en vain de chasser de son esprit.

Dans ce cas, j’aurai la peau de Comar, puis de Gaebril, quoi que ça me coûte. Mais je suis sûr qu’elles sont vivantes toutes les trois !

L’aubergiste secoua la tête.

— Moi, dénoncer un marchand aux Défenseurs ? Ils ne regarderaient même pas ses fichus dés… Un seul mot de lui, et je me retrouverais couvert de chaînes en train de draguer le canal dans les Doigts du Dragon. Et s’il décidait de m’abattre sur-le-champ, les Défenseurs lui donneraient raison. Non, je ne peux rien faire… Mais il finira peut-être par s’en aller.