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— Si je le démasque, dit Mat, ça vous suffira ? Appellerez-vous vos « Défenseurs » ?

— Vous ne comprenez pas… Vous êtes un étranger. Même s’il n’est pas de Tear non plus, c’est un homme riche et important.

— Attends-moi ici, dit Mat à Thom. Je ne lui livrerai pas Egwene et les autres, quoi que ça me coûte.

Il se leva en bâillant.

— Une minute, mon garçon ! souffla Thom. (Il se leva aussi.) Fichue tête de pioche, tu ne sais pas dans quoi tu mets les pieds !

Mat fit signe à son ami de rester où il était, puis il alla se camper devant Comar. Personne n’ayant relevé le défi, le sbire de Gaebril regarda avec intérêt le jeune homme appuyer son bâton contre la table puis s’asseoir.

— Tu veux jouer quelques sous de cuivre, paysan ? Je ne perds pas mon temps avec…

Comar se tut quand Mat posa sur la table une couronne andorienne – en bâillant et sans prendre la peine de mettre la main devant sa bouche.

— Tu n’es pas causant, paysan, mais l’or parle tout seul et il rend inutiles les bonnes manières.

Comar secoua le godet et lança les dés. Avant même qu’ils s’immobilisent, il eut un gloussement, puis annonça :

— Trois couronnes et deux roses, rien que tu puisses battre, paysan. As-tu encore dans tes haillons de l’or que tu aimerais perdre ? Qu’as-tu donc fait pour t’enrichir ? Détrousser ton maître ?

Comar voulut ramasser les dés, mais Mat fut plus rapide. Très mécontent, le tricheur laissa quand même le godet à son adversaire. En cas d’égalité, on relançait jusqu’à ce qu’un des deux joueurs gagne. Si Mat empêchait Comar d’échanger les dés quand ce n’était pas à lui de jouer, il n’y aurait que des égalités. Et toujours avec la même combinaison. De quoi éveiller l’intérêt des Défenseurs, surtout avec le témoignage de tous les clients de l’auberge.

Mat lança les dés, et ils roulèrent très bizarrement. En même temps, le jeune homme sentit comme un… basculement. À croire que sa chance, d’un seul coup, devenait folle. La salle commune sembla bouger autour de lui, comme si elle tirait sur des ficelles invisibles reliées aux dés.

Enfin, les cinq petits cubes s’immobilisèrent.

Cinq couronnes, la combinaison maximale. Les yeux de Comar manquèrent lui sortir de la tête.

— Tu as perdu, lâcha Mat.

Si sa chance allait jusqu’à des extrêmes si impensables, n’était-il pas temps de la pousser au maximum ? Dans sa tête, une petite voix lui dit de réfléchir, mais il était trop fatigué pour l’écouter.

— Je crois que tu as épuisé ta chance, Comar. Et si tu as fait du mal à ces femmes, elle ne pourra de toute façon rien pour toi.

— Je n’ai même pas trouvé ces… (Comar s’interrompit, les yeux rivés sur les dés. Puis il releva la tête, blanc comme un linge.) Comment diantre connais-tu mon nom ?

Il ne les a toujours pas trouvées… Ma chère chance, ne m’abandonne pas !

— Retourne à Caemlyn, Comar. Dis à Gaebril que tu as échoué, ou qu’elles sont mortes. Dis-lui ce que tu veux, mais quitte Tear ce soir. Si je te revois, je te tuerai.

— Qui es-tu ? demanda le tueur, incertain. Qui… ?

Il se leva et dégaina son épée.

Mat renversa la table sur lui, et s’empara au vol de son bâton. Mais il avait oublié combien Comar était grand et costaud. Le barbu poussa la table dans l’autre sens, fauchant les jambes du jeune homme. Alors que celui-ci basculait en arrière avec sa chaise, manquant lâcher son bâton, Comar poussa la table de côté et passa à l’attaque.

Le jeune homme leva les jambes, percutant le ventre du tueur afin de le repousser. En même temps, il fit avec son bâton un mouvement très court, mais suffisant pour dévier l’épée qui fonçait vers sa poitrine. Mais l’impact lui arracha son arme des mains. Par bonheur, il réussit à saisir le poignet de Comar, la lame de l’épée s’immobilisant à cinq pouces de son visage.

Mat se laissa aller en arrière, les jambes tendues au maximum. Décollant du sol, Comar passa au-dessus de son adversaire, vola sur quelques pas et alla s’écraser sur une table.

Le jeune homme récupéra son bâton et se mit en position de combat. Mais il n’y avait plus personne en face de lui.

Comar reposait sur la table – le bas de son corps, en tout cas, le haut pendant dans le vide. Les clients qui occupaient cette table s’étaient levés d’un bond, s’écartant du danger. Pour l’heure, ils se tordaient les mains en échangeant des regards inquiets. Un murmure angoissé courait dans la salle commune – pas le vacarme auquel Mat se serait attendu.

L’épée de Comar était tombée à portée de sa main, mais il ne faisait pas un geste pour la récupérer. En revanche, il leva les yeux quand Mat éloigna l’arme d’un coup de pied.

Je crois qu’il a l’échine brisée, songea le jeune homme en s’agenouillant près du tueur.

— Tu aurais dû m’écouter et partir, Comar… Je t’ai dit que ta chance était épuisée.

— Imbécile…, souffla le colosse vaincu. Tu crois… que je suis… le seul à les traquer ? Elles ne vivront plus… très…

Les yeux braqués sur Mat, Comar ouvrait toujours la bouche, mais plus un son n’en sortirait jamais.

Mat sonda ce regard mort comme s’il avait le pouvoir de faire parler les défunts.

Qui d’autre les traque ? Combien d’hommes ? Ma chance ? Tu parles d’une chance ! Elle me lâche au moment le plus important.

Le jeune homme s’avisa que l’aubergiste le tirait frénétiquement par la manche.

— Tu dois filer, il le faut… Si les Défenseurs te trouvent… Je leur montrerai les dés. Puis je leur parlerai d’un étranger, mais très grand et avec des cheveux roux et des yeux gris. Cette description ne te nuira pas. C’est un rêve que j’ai fait, la nuit dernière, pas une personne réelle. On ne me contredira pas, parce que ce tricheur a détroussé tous mes clients… Mais tu ne peux pas rester là !

Dans la salle commune, tout le monde prenait grand soin de ne pas regarder Mat.

Celui-ci se laissa tirer loin du cadavre, puis pousser dehors. Thom l’attendait déjà sous la pluie. Dès qu’il le vit, il le prit par le bras et l’entraîna loin de l’auberge. Le jeune homme n’ayant pas relevé sa capuche, ses cheveux furent vite trempés et de l’eau ruissela sur sa nuque, mais il s’en aperçut à peine. En avançant, le trouvère jeta sans cesse des coups d’œil en arrière, comme s’il redoutait qu’on les poursuive.

— Pourquoi titubes-tu comme ça, mon garçon ? demanda-t-il. On dirait que tu dors debout. Tu étais pourtant bien réveillé, face à ce type. Quelle que soit la description que donnera l’aubergiste, les Défenseurs arrêteront tous les étrangers qu’ils trouveront dans les environs de l’auberge.

— La chance…, marmonna Mat. J’ai tout compris… Les dés… Ma chance est bien plus utile dans les jeux de hasard. Pour les cartes, c’est moins bien. Quant aux pierres… C’est trop logique… Moi, j’ai besoin du hasard. Même pour trouver Comar, ça a marché quand j’ai arrêté d’entrer dans toutes les auberges. J’ai choisi celle-là par hasard. Thom, pour trouver Egwene et les autres avant qu’il soit trop tard, je vais devoir chercher au petit bonheur la chance.

— Comment ça, avant qu’il soit trop tard ? Comar est mort. S’il a déjà tué nos amies, eh bien, tu viens de les venger. Sinon, elles ne risquent plus rien. Bon, voudrais-tu marcher un peu plus vite ? Les Défenseurs ne tarderont plus, et ils sont beaucoup moins accommodants que les Gardes de la Reine.

Mat dégagea son bras et avança d’un pas hésitant, tirant son bâton au lieu de s’appuyer dessus.

— Il m’a dit qu’il ne les avait pas trouvées, Thom. Mais qu’il n’était pas le seul à les chercher. Je le crois, parce qu’un moribond ne ment pas… Rien n’a changé : je dois toujours localiser les femmes, et désormais, je ne sais même pas qui les poursuit.