Cachant un bâillement derrière son poing, le trouvère releva la capuche de Mat.
— Pour ce soir, c’est terminé, mon garçon… J’ai besoin de dormir, et toi aussi.
Je suis trempé… De l’eau coule de mes cheveux…
Mat évoluait dans une sorte de brouillard, et c’était à cause du manque de sommeil. L’épuisement l’avait rattrapé et vaincu.
— D’accord, Thom… Mais dès l’aube, je me remettrai en chasse.
Thom acquiesça, eut une quinte de toux, puis continua son chemin en silence jusqu’au Croissant Blanc.
L’aube vint très vite. Pourtant, Mat tint parole. En compagnie de Thom, il entreprit dès les premières lueurs de l’aube l’exploration de toutes les auberges situées à l’intérieur des murs de Tear. Comme prévu, il ne suivit aucun plan logique, négligeant certains établissements et jouant à pile ou face pour savoir s’il allait entrer dans d’autres.
Les recherches durèrent trois jours et trois nuits. Et pendant tout ce temps, il ne cessa pas une minute de pleuvoir. Pas toujours des averses, bien sûr, mais le ciel ne cessa jamais de déverser ses eaux.
La toux de Thom s’aggravant, il dut renoncer à jouer de la flûte et à raconter ses histoires. Comme de juste, il refusa d’exposer sa précieuse harpe à un temps pareil. Cela dit, il insista pour venir, car un trouvère déliait toujours plus facilement la langue des gens.
Depuis qu’il avait opté pour des recherches aléatoires, la chance de Mat aux dés s’avérait encore plus insolente. Hélas, il ne pouvait jamais se permettre de rester longtemps dans une partie, et ses gains furent anecdotiques.
Les deux hommes firent chou blanc. Ils n’apprirent rien sur leurs amies, et glanèrent des rumeurs qui ne les avancèrent pas à grand-chose. On parlait d’une guerre entre Tear et l’Illian… D’une invasion de Mayene par Andor. On disait que le Peuple de la Mer avait cessé toute activité commerciale. Que les armées d’Artur revenaient d’entre les morts… Que le Dragon se réincarnerait bientôt…
Les compagnons de jeu de Mat commentaient sinistrement toutes ces rumeurs, comme s’ils retenaient uniquement les plus sombres et les répétaient jusqu’à y croire plus qu’à moitié. Mais dans tout ça, les deux amis ne recueillirent pas le moindre mot susceptible de les conduire à Egwene et à ses amies. Aucun aubergiste n’avait vu trois femmes correspondant à leur description.
Mat se mit alors à faire des cauchemars. Egwene, Elayne et Nynaeve, en compagnie d’un vieux type aux cheveux blancs bouclés – et à la veste aux manches bouffantes à rayures, comme celle de Comar –, riaient aux éclats tout en tissant un filet autour d’elles.
Parfois, les détails changeaient, et c’était Mat qui tissait un filet autour de Moiraine. À d’autres occasions, il brandissait une épée à la lame de cristal qui brillait comme un soleil dès qu’il la touchait.
À d’autres moments, c’était Rand qui tenait l’épée. Pour une raison inconnue, le fils de Tam était très présent dans ses rêves.
Mat mettait ces désordres sur le compte du manque de sommeil et de repas réguliers. Mais il continua quand même ses recherches, car il avait un pari à gagner.
Il n’était pas question de perdre, même s’il devait en crever.
50
Le marteau
Sous le soleil brûlant de l’après-midi, le bac vint se ranger le long du quai de pierre encore constellé de flaques d’eau. À son goût, Perrin trouva l’atmosphère au moins aussi humide qu’à Illian. Une odeur de chanvre, de bois et de résine planait dans l’air. Rien d’étonnant, étant donné le chantier naval tout proche. Avec son ouïe surdéveloppée, Perrin captait aussi des parfums d’épices, d’orge, de vin, de métal chauffé à blanc et d’une multitude d’autres choses qu’il ne parvenait pas à identifier. Quand le vent tournait soudain, venant du nord, une odeur de poisson parvenait aux narines du jeune homme, mais ça ne durait jamais très longtemps.
Pas la moindre senteur de proie, en revanche. S’avisant qu’il ouvrait son esprit pour entrer en contact avec les loups, Perrin se ressaisit. Ces derniers temps, ça devenait un réflexe. De plus, dans une mégalopole pareille, il ne trouverait rien. Et il aurait donné cher pour que ça ne lui inspire pas une telle sensation de solitude…
Dès que la passerelle du bac fut abaissée, l’apprenti forgeron talonna Trotteur et emboîta le pas à Moiraine et à Lan. Sur la gauche, la masse imposante de la Pierre écrasait tout. Malgré l’étendard géant qui flottait à son sommet, la forteresse ressemblait à une montagne, et il paraissait impossible, même en se concentrant, de regarder la ville sans l’apercevoir.
Rand est-il déjà là ? S’il a tenté de s’introduire dans ce fief, il est sûrement mort depuis longtemps.
Et toute cette aventure n’aurait servi à rien.
— Nous cherchons quoi, exactement ? demanda Zarine dans le dos de Perrin.
Elle ne cessait de poser des questions, prenant simplement garde à ne jamais s’adresser à l’Aes Sedai ou au Champion.
— En Illian, nous avons découvert les Hommes Gris et la Horde Sauvage. Qu’y a-t-il ici ? Et pourquoi veut-on vous en interdire l’accès avec tant de passion ?
Perrin regarda autour de lui. Aucun des dockers qui s’échinaient sur les quais ne semblait avoir entendu. Dans le cas contraire, il aurait senti de la peur… Instruit par l’expérience, il ravala la remarque acerbe qui lui brûlait les lèvres. Zarine avait plus de repartie que lui, et une agressivité bien supérieure.
— J’aimerais que tu sois un peu moins enthousiaste, marmonna Loial. Faile, tu as l’air de penser que ce sera aussi simple qu’à Illian, et…
— Simple ? répéta Zarine. Nous avons failli nous faire tuer deux fois dans la même nuit ! Il y avait de quoi écrire toute une chanson de Quêteur… Au nom de quoi parles-tu de « simplicité » ?
Perrin fit la moue. Il déplorait que l’Ogier ait choisi d’appeler Zarine par le nom qu’elle préférait. Du coup, comment oublier la thèse de Moiraine arguant qu’elle était le faucon vu par Min ? Et comment cesser de se demander si Zarine était la « belle femme » contre laquelle Min avait mis le jeune homme en garde ?
Au moins, je n’ai pas encore rencontré l’épervier… Ni le Zingaro armé d’une épée… Ce qui reste la plus étrange possibilité de toutes, si j’ai encore toute ma tête…
— Oublie les questions, Zarine, dit l’apprenti forgeron en se retournant sur sa selle. Tu sauras pourquoi nous sommes ici quand Moiraine jugera bon de te le dire.
Une fois de plus, Perrin tenta de ne pas regarder la forteresse.
— Tu veux que je te dise, forgeron ? Tu n’en sais rien, et c’est pour ça que tu ne me réponds pas. Allons, avoue que c’est vrai !
Avec un gros soupir, Perrin suivit l’Aes Sedai et le Champion hors des quais. Quand Loial refusait de lui répondre, Zarine ne l’aiguillonnait pas comme ça. Le harcelait-elle pour l’inciter, au moins, à l’appeler par le maudit nom ? C’était possible, mais elle pouvait toujours attendre…
La cape cirée de Moiraine était attachée derrière sa selle, au-dessus du ballot à l’allure inoffensive qui contenait l’Étendard du Dragon. Malgré la chaleur, la jeune femme portait sa cape bleue en lin illianienne. Sans doute parce que la grande capuche dissimulait son visage… Sa bague au serpent pendait autour de son cou, au bout d’une lanière de cuir. Les Aes Sedai n’étaient pas interdites à Tear, selon elle, car on se contentait d’y proscrire l’utilisation du Pouvoir, mais les Défenseurs de la Pierre surveillaient de près les sœurs dont ils connaissaient la présence. Durant ce séjour, Moiraine avait l’intention de ne pas attirer l’attention sur elle.