Lan avait rangé dans une de ses sacoches de selle sa cape-caméléon au moment, deux jours plutôt, où il était devenu patent que le maître des Chiens des Ténèbres n’avait pas envoyé d’autres poursuivants aux trousses des voyageurs.
Le maître des Chiens…
Perrin utilisait toutes sortes de métaphores pour ne pas prononcer le nom de Sammael…
Face à la chaleur écrasante d’Illian, le Champion avait dû se résoudre à faire des concessions. À Tear, il faisait beaucoup moins chaud, du coup, il gardait sa veste boutonnée.
Perrin avait à demi ouvert la sienne et déboutonné le col de sa chemise. Même si on suait moins à Tear qu’à Illian, on se serait crus en plein milieu d’un été caniculaire à Deux-Rivières. Comme toujours après un orage, l’humidité de l’air aggravait les choses.
La hache de Perrin pendait au pommeau de sa selle. Ainsi, il la gardait à portée de la main, et ne pas l’avoir sur lui le soulageait.
Dès qu’ils déboulèrent dans les rues de la cité, le jeune homme fut surpris par la boue. D’après ce qu’il avait vu, seuls les villages et les petites villes avaient des rues en terre. Tear comptait parmi les plus grandes cités, et pourtant, ses habitants ne semblaient pas gênés de devoir marcher pieds nus. Remarquant une femme qui avançait sur de petites plates-formes en bois, Perrin se demanda pourquoi tous les citadins n’avaient pas adopté cette solution.
Les pantalons bouffants des hommes devaient être plus frais que le modèle classique porté par Perrin. Mais s’il en essayait un, il aurait l’air d’un bouffon, c’était couru. Surtout s’il optait aussi pour un de ces ridicules chapeaux de paille que les hommes arboraient fièrement.
L’apprenti forgeron ricana devant l’image qui venait de se former dans son esprit.
— Que trouves-tu drôle, mon ami ? demanda Loial.
Les oreilles en berne, il regardait les passants sans dissimuler son inquiétude.
— Ces gens ont l’air… vaincus, Perrin… Ils n’étaient pas comme ça lors de ma précédente visite. Je sais qu’ils ont laissé couper des bosquets, mais ils ne méritent quand même pas un sort pareil.
Commençant à s’intéresser au visage plus qu’à l’allure générale des passants, Perrin dut convenir que Loial avait raison. Ces gens avaient perdu quelque chose d’essentiel. L’espoir, peut-être… Et en tout cas, la curiosité. Ils regardaient à peine les cavaliers – sauf quand ils devaient s’écarter de leur chemin, et encore. Perché sur son cheval géant, Loial lui-même passait totalement inaperçu.
Au-delà des portes de la ville, les rues s’élargirent et des pavés remplacèrent la boue. À l’entrée, les cavaliers avaient dû subir un examen rapide mais attentif de la part des sentinelles. Portant un plastron étincelant sur leur veste d’uniforme rouge aux poignets ornés de galons blancs, ces soldats équipés d’un casque rond à crête devaient étouffer dans leur pantalon moulant glissé dans le haut de leurs bottes. Mais c’était sûrement une tenue plus adéquate pour se battre.
Ces hommes avaient regardé soupçonneusement l’épée de Lan et la hache de Perrin. Mais ils n’avaient rien dit. Et maintenant qu’il y repensait, l’apprenti forgeron trouvait qu’ils avaient paru résignés, comme si plus rien ne valait la peine qu’ils produisent des efforts.
À l’intérieur des murs, les bâtiments, très semblables à ceux de l’extérieur, étaient cependant plus larges et plus hauts. Les toits intriguaient Perrin, surtout les pointus, mais il avait vu tellement de variantes de toitures, depuis son départ de Champ d’Emond, qu’il se demanda simplement quel type de clous utilisaient les couvreurs. Dans certaines régions, ils n’y avaient pas du tout recours, cela dit.
Les palais et les grands édifices se dressaient au milieu des bâtiments plus ordinaires, comme si on les avait semés au hasard. Un ensemble de tours et de dômes blancs bizarrement carrés entouré par de larges avenues pouvait très bien faire face, sur un côté, à une série d’auberges, de boutiques et de maisons des plus banales. Perrin fut particulièrement intrigué par une grande place surélevée couverte et à colonnades – le genre qu’on aurait pu prendre pour un temple, avec son imposant escalier de marbre – que flanquaient à gauche une boulangerie et à droite l’échoppe d’un tailleur.
Au cœur de la ville, les hommes portaient souvent une veste et un pantalon semblables à ceux des soldats, mais dans des couleurs bien plus vives. Et si le plastron manquait, bien évidemment, l’épée était parfois présente. Aucun de ces personnages ne marchait pieds nus, cela allait presque sans dire. Vêtues d’une robe plus longue – en soie, la plupart du temps –, les femmes optaient pour un décolleté qui dévoilait leurs épaules et la naissance de leurs seins. Pour le Peuple de la Mer, très versé dans le commerce de la soie, Tear devait être un marché juteux…
Ici, les chaises à porteurs et les carrosses faisaient concurrence aux chariots et aux charrettes. Pourtant, malgré une prospérité à l’évidence bien supérieure, les passants affichaient la même lassitude teintée de désespoir.
L’auberge que choisit Lan, nommée L’Étoile, se dressait entre la boutique d’un tisserand et celle d’un forgeron. Alors que l’auberge et la première boutique étaient en bois, la forge avait été bâtie en pierre grise brute. Malgré ce détail surprenant, L’Étoile ne faisait pas pitié avec ses trois étages, de petites fenêtres laissant même penser qu’il y avait des chambres sous les combles.
Alors que le métier à tisser et le marteau du forgeron rivalisaient pour produire le plus de vacarme, les cinq voyageurs confièrent leurs chevaux à un garçon d’écurie et entrèrent dans l’auberge.
Perrin sentit une odeur de poisson frit, de pain frais et de mouton rôti. Dans la salle commune, tous les hommes étaient en pantalon bouffant. Les gens riches, à coup sûr, ne fréquentaient pas un endroit soumis à une telle pollution sonore. C’était peut-être bien pour ça que Lan l’avait choisi…
— Et comment dormirons-nous avec tout ce boucan ? demanda Zarine.
— Pas de questions…, souffla Perrin.
Un moment, il crut que la jeune femme allait lui tirer la langue.
Le crâne chauve luisant, l’aubergiste au visage rond portait une veste bleu foncé tendue au maximum par sa bedaine proéminente. Quand il salua ses clients d’une révérence, les mains croisées sur l’abdomen, Perrin vit qu’il affichait la même résignation que les autres citadins.
— Que la Lumière brille sur vous, maîtresses, dit-il à Moiraine et à Zarine. (Il exhala un gros soupir.) Et bienvenue chez moi… Vous aussi, maîtres, et bienvenue… (Il se détourna de Perrin, non sans tiquer à cause de ses yeux jaunes, et de Lan pour s’incliner devant Loial.) Que la Lumière brille sur toi, ami ogier, et bienvenue chez moi. Voilà plus d’un an que je n’ai pas vu un Bâtisseur à Tear. Avant, certains travaillaient à la forteresse… Ils y séjournaient, bien sûr, mais il m’arrivait de les croiser dans les rues…
L’aubergiste termina son discours sur un dernier soupir, comme s’il n’avait plus assez d’énergie pour s’intéresser aux raisons qui amenaient un Ogier à Tear. Un Ogier ou quatre autres étrangers, d’ailleurs…
Jurah Haret, c’était le nom du commerçant, montra lui-même leurs chambres à ses nouveaux clients. Voyant la façon dont Moiraine gardait ses traits dans les ombres de sa capuche, et ayant repéré l’épée de Lan, Haret décida qu’il s’agissait d’une noble dame et de son garde du corps. À l’évidence, ce statut leur donnait droit à bénéficier des attentions du propriétaire de l’établissement.