Il rangea Perrin dans la catégorie des domestiques. Au sujet de Zarine, il émit visiblement plusieurs hypothèses dont aucune ne parut susceptible de plaire à la jeune femme – bien au contraire. Quant à Loial, il se contenta de savoir que c’était un Ogier.
Des domestiques furent mobilisés pour agencer la chambre de Loial, qui aurait comme d’habitude besoin de deux lits. Quand ce fut fait, Haret proposa à Moiraine une salle à manger privée qu’elle accepta de bon cœur.
Les cinq voyageurs ne se quittèrent pas durant la visite des lieux, formant dans le couloir une étrange procession. Quand il estima en avoir terminé, l’aubergiste s’éclipsa sur un dernier soupir, laissant ses clients à l’endroit où avait commencé la visite, à savoir devant la chambre de Moiraine.
Dans le couloir miteux aux murs de plâtre jauni, la tête de Loial frôlait le plafond en permanence.
— Quel type odieux, marmonna Zarine en époussetant furieusement le devant de sa jupe. Aes Sedai, je crois qu’il m’a prise au mieux pour une servante, et je ne supporterai pas cet outrage !
— Tiens ta langue, femme ! s’écria Lan. Ici, si tu utilises ce nom en public, tu risques de le regretter…
Zarine parut sur le point de déclencher une querelle, mais le regard bleu glacial du Champion l’en dissuada – au moins provisoirement.
Moiraine ignora l’incident. Le regard dans le vide, elle passait les mains sur le devant de sa cape comme si elle voulait les essuyer. Un geste inconscient, aurait parié Perrin.
— Comment allons-nous trouver Rand ? demanda-t-il. (L’Aes Sedai parut ne pas l’avoir entendu.) Moiraine ?
— Ne vous éloignez pas de l’auberge… Quand on ne la connaît pas, Tear peut être une ville très dangereuse. Ici, la Trame est souvent déchirée…
Moiraine murmurait, comme si elle se parlait toute seule. D’une voix plus assurée, elle ajouta :
— Lan, voyons ce que nous pouvons découvrir sans trop attirer l’attention. Les autres, restez dans le périmètre de l’auberge !
— Restez dans le périmètre de l’auberge…, répéta Zarine quand l’Aes Sedai et le Champion eurent disparu dans l’escalier. (Elle baissa le ton.) Ce fameux Rand, c’est celui que vous appelez… (Si elle ressemblait éventuellement à un faucon, pour l’heure, c’était un faucon très mal à l’aise.) Et nous sommes à Tear, là où le Cœur de la Pierre abrite… Et il est écrit dans les prophéties… Que la Lumière me brûle ! ta’veren, dans quelle histoire me suis-je engagée ?
— Ce n’est pas une histoire, Zarine… (Un instant, Perrin se sentit aussi accablé et résigné que l’aubergiste.) La Roue nous intègre à la Trame. Tu as choisi de mêler aux nôtres les fils qui font ta vie, et il est trop tard pour revenir en arrière.
— On croirait entendre Moiraine !
Perrin planta la jeune femme là en compagnie de Loial, et il alla poser ses affaires dans sa chambre. Le lit bas et étroit semblait confortable, selon les critères que les citadins jugeaient convenables pour un serviteur. Il y avait un coin toilette, un tabouret et même une patère.
Quand le jeune homme ressortit, ses compagnons n’étaient plus en vue. Mais comme de juste, le chant du marteau sur l’enclume l’appela irrésistiblement.
Tant de choses semblaient étranges à Tear qu’il fut soulagé d’entrer dans la forge. Le rez-de-chaussée du bâtiment n’était qu’une seule et même pièce sans mur du fond, mais avec seulement une grande double porte, pour l’heure ouverte sur la cour où l’artisan ferrait les chevaux – et les bœufs, comme en témoignait la présence d’une ventrière spéciale.
Les divers marteaux, rangés par taille, étaient accrochés aux murs tout comme les pinces et les tenailles, les poinçons, les brochoirs et une multitude d’autres outils. Sur des bancs de bois, Perrin vit des râpes, des tricoises et même des rogne-pied. L’artisan étant aussi un maître ferronnier, il disposait de tout le matériel nécessaire à la fabrication d’une foule d’objet. Cinq meules de différentes densités de grain attendaient dans un coin, à côté de six enclumes et de trois forges à parois de pierre munies d’énormes soufflets. Une seule était allumée, des cuves de trempe posées à proximité, comme il se devait.
Le forgeron martelait avec enthousiasme une barre de fer chauffée à blanc qu’il tenait entre de longues pinces. L’homme portait un pantalon bouffant et il avait les yeux bleus – une rareté à Champ d’Emond – mais sa veste sans manches et son tablier de cuir ressemblaient à s’y méprendre à ceux que portaient Perrin et maître Luhhan devant la forge. À voir ses épaules et ses bras, le gaillard semblait travailler le fer depuis des années, et ses cheveux bruns étaient aussi empoissés de graisse que ceux du patron de Perrin.
D’autres vestes et tabliers pendaient à des crochets, sur un mur, comme si l’artisan avait des apprentis. Pour le moment, cependant, il était seul.
L’odeur du feu et du métal ramena Perrin aux temps pas si lointains de son insouciante jeunesse.
Le forgeron ayant remis sa pièce de métal au feu, Perrin avança et se chargea d’actionner le soufflet pour le soulager un peu. Le type parut étonné, mais il ne dit rien. À la façon dont il travaillait, prenant soin d’adopter un rythme régulier pour maintenir le charbon à la température requise, on voyait que le jeune homme savait ce qu’il faisait.
Lorsque le métal lui parut assez chaud, le forgeron recommença à le travailler, mais sur la partie ronde de l’enclume, cette fois. Perrin estima qu’il fabriquait un racloir pour tonneau.
Les coups de marteau se firent de plus en plus rapides.
— Tu es un apprenti ? demanda l’artisan sans lever les yeux de son travail.
— Oui, répondit simplement Perrin.
Le forgeron continua son œuvre. C’était bien un racloir qu’il fabriquait, un outil bien pratique pour nettoyer l’intérieur des tonneaux. De temps en temps, l’artisan regardait Perrin à la dérobée, se demandant sans doute ce qu’il fichait là à le regarder. Posant un moment son marteau, il alla ramasser une longue barre de métal et la tendit à Perrin. Quand le jeune homme l’eut prise, le forgeron récupéra son marteau et s’en retourna à la fabrication de son racloir.
— Voyons ce que tu vas nous faire avec cet acier, dit l’artisan.
Sans prendre le temps de réfléchir à ce qu’il allait fabriquer, Perrin avança jusqu’à une enclume et tapa sur son flanc avec sa barre. Un bruit très pur retentit, présageant un métal de qualité. N’ayant pas séjourné trop longtemps dans le four à réverbère, l’alliage n’avait pas été corrompu par les impuretés présentes dans le coke. Perrin plaça la barre dans la forge afin qu’elle chauffe sur presque toute sa longueur, goûta l’eau des deux cuves de trempe pour savoir laquelle était salée – dans la troisième cuve, il y avait de l’huile d’olive – puis il retira sa veste et alla s’équiper. Trouver une veste de cuir à sa taille ne fut pas facile, comme si tous les apprentis de Tear étaient des gringalets. En revanche, il eut beaucoup moins de mal à sélectionner un tablier.
Quand il revint vers la forge, Perrin vit que l’artisan, toujours concentré sur sa tâche, arborait un petit sourire. Mais savoir comment se comporter dans une forge n’impliquait pas qu’on était doué pour le métier. Ça, le jeune homme allait encore devoir le prouver.
Perrin posa à côté de la forge les outils qu’il avait sélectionnés au passage. Deux marteaux, de très longues pinces plates et un tranchet de coupe à chaud. À l’exception de la partie qu’il n’avait pas exposée aux braises, la barre d’acier avait déjà chauffé au rouge. Actionnant les soufflets, le jeune homme attendit que la couleur soit passée à un jaune très pâle qu’on aurait très bien pu prendre pour du blanc. Puis il sortit la barre de la forge avec les pinces, la posa sur l’enclume et s’empara du plus lourd des deux marteaux. Environ dix livres, estima-t-il. Avec un manche d’une longueur que les néophytes en métallurgie auraient trouvée excessive.