— Je peux escalader, et je ferai ce qui doit être fait. Que veux-tu ?
— Que tu m’accompagnes, paysan ! Tu es devenu sourd ?
« Paysan » ! Ce mot que Zarine aimait tant poussa Perrin à se lever d’un bond, furieux. Mais le Champion était déjà reparti. Le jeune homme le suivit dans le couloir, résolu à lui dire qu’il en avait assez de ces surnoms absurdes. Il ne s’appelait pas « forgeron » ni « paysan », mais Perrin Aybara.
Lan entra dans la salle à manger privée qui se trouvait à l’étage.
— Écoute-moi bien, Champion…, commença Perrin.
— C’est toi qui vas écouter, Perrin, dit Moiraine. Et en silence, qui plus est !
L’Aes Sedai ne paraissait pas tendue, n’étaient son regard voilé et son ton sinistre.
En entrant, Perrin n’avait même pas vu que l’équipe au grand complet attendait dans la pièce. Moiraine était assise à la table, un meuble très sobre en chêne foncé. Appuyée à un mur, Zarine se tenait en face de la cheminée, devant laquelle était venu se camper Lan. Les chaises étant bien trop petites pour lui, Loial s’était assis en tailleur à même le parquet.
— Ravie que tu daignes enfin nous rejoindre, paysan ! railla Zarine. Moiraine refusait de parler avant ton arrivée. Elle nous regardait, avec l’air de vouloir décider qui allait mourir le premier…
— Silence ! cria l’Aes Sedai. Un des Rejetés est à Tear. Le Haut Seigneur Samon est en réalité Be’lal.
Perrin frémit de la tête aux pieds.
Loial plissa les yeux et gémit.
— J’aurais pu rester dans mon Sanctuaire… J’y serais sûrement très heureux avec l’épouse choisie par ma mère. Vous savez, ma mère est une femme de qualité, alors elle n’aurait pas pu se tromper…
Totalement en berne, les oreilles de l’Ogier semblaient avoir disparu sous ses cheveux.
— Tu peux retourner chez toi, dit Moiraine. Si tu décides de partir, je ne t’en empêcherai pas.
— C’est vrai ? Je peux filer ?
— Si ça te chante…
— Vraiment ? (Loial ouvrit en grand un œil, puis l’autre, et se gratta la joue du bout d’un index gros comme une saucisse.) Eh bien… Je suppose… hum… que je vais rester avec vous. J’ai pris beaucoup de notes, c’est vrai, mais pas assez pour un livre entier. Et puis, je ne voudrais pas abandonner Perrin, et Rand, et…
— Très bien, Loial, fit Moiraine d’une voix glaciale. Je suis ravie que tu restes, parce que tes connaissances encyclopédiques me seront très utiles. Mais tant que nous n’en aurons pas terminé, sache que je n’aurai pas le temps d’écouter tes jérémiades !
— En ce qui me concerne, dit Zarine, j’imagine que partir est exclu ? (Sous le regard de l’Aes Sedai, la Quêteuse se décomposa.) Oui, c’est bien ce que je pensais… Forgeron, si je m’en sors vivante, je te ferai payer tout ça !
Perrin n’en crut pas ses oreilles.
Moi ? Cette idiote pense que c’est ma faute ? Lui ai-je demandé de m’accompagner ?
Une remarque cinglante lui venant à l’esprit, Perrin ouvrit la bouche, mais le regard de Moiraine le dissuada de continuer sur cette voie.
— Ce Be’lal en a après Rand ? demanda-t-il. Il veut le tuer ? L’empêcher de réaliser son plan ?
— Je crains que non… Selon moi, il prévoit de laisser entrer Rand dans le Cœur de la Pierre, afin qu’il s’empare de Callandor. Tout ça pour la lui voler, bien sûr… Et pour tuer le Dragon Réincarné avec l’arme même qui devrait l’adouber…
— On décampe de nouveau ? demanda Zarine. Comme en Illian ? Fuir n’a jamais été dans mes projets, mais quand j’ai prêté le serment de Quêteuse, il n’était pas question d’affronter les Rejetés.
— Cette fois, dit Moiraine, pas question de fuir… L’avenir du temps et d’une multitude de mondes repose sur les épaules de Rand. Ce coup-ci, nous allons combattre pour le Dragon Réincarné.
Perrin s’assit, l’air très mal à l’aise.
— Moiraine, vous parlez de sujets que nous avions ordre, de votre bouche, de ne même pas évoquer en pensée. Avez-vous protégé cette salle des oreilles indiscrètes ?
L’Aes Sedai secoua la tête. Blanc comme un linge, le jeune homme ferma les mains sur le rebord de la table, serrant assez fort pour faire grincer le bois.
— Je ne suis pas en train de parler de Myrddraals, Perrin… Personne ne connaît la puissance des Rejetés. On sait seulement que Lanfear et Ishamael étaient les plus forts. Mais le dernier d’entre eux sentirait à une lieue à la ronde les protections que tu évoques. Peut-être sans avoir besoin de se déplacer, il serait capable de nous tailler en pièces en un clin d’œil.
— Si je comprends bien, vous êtes impuissante ? Alors, que sommes-nous censés faire ? Si la bataille est déjà perdue…
— Les Rejetés eux-mêmes redoutent les torrents de feu, Perrin…
Le jeune homme se demanda si Moiraine avait utilisé cette arme contre les Chiens des Ténèbres. Ce qu’il avait vu, puis ce qu’elle avait dit, continuait à le hanter.
— En un an, j’ai appris bien des choses, continua Moiraine. Je suis plus dangereuse que lors de ma visite à Champ d’Emond, mon garçon. Si j’approche assez de Be’lal, je pourrai le détruire. Mais s’il me voit le premier, il risque de nous tuer tous. (Elle se tourna vers Loial.) Que peux-tu me dire sur Be’lal ?
Perrin en cilla de surprise.
Loial ?
— Pourquoi l’interroger ? explosa Zarine. Vous dites au forgeron que nous allons combattre un Rejeté – qui peut nous tuer d’une seconde à l’autre – puis vous demandez des informations à Loial ?
— Faile ! Faile ! souffla l’Ogier, utilisant le nom que se donnait la jeune femme.
Mais elle l’ignora.
— Je croyais que les Aes Sedai savaient tout ! Bon sang ! moi, je suis assez futée pour ne pas dire que j’affronterai quelqu’un dont je ne connais rien ! Mais vous…
Le regard glacial de Moiraine força la Quêteuse au silence.
— Les Ogiers ont une mémoire qui remonte loin, ma fille ! Cent générations d’humains au moins se sont succédé depuis la Dislocation du Monde. Pour les Ogiers, il y en a eu moins de trente. Leurs récits peuvent nous apprendre beaucoup de choses. Alors, Loial, que sais-tu de Be’lal ? Sois bref, pour une fois. Je m’intéresse à ta mémoire, pas à ta logorrhée…
L’Ogier se racla la gorge – un son qui évoquait pour le moins des rondins dévalant une chute d’eau.
— Be’lal ? (Les oreilles de Loial émergèrent de sous ses cheveux, puis disparurent de nouveau, comme si le monde leur déplaisait.) Je ne vois pas ce que nous pourrions savoir de plus que vous… Il est très peu présent, sauf lors de la destruction du Hall des Serviteurs, juste avant que Lews Therin Fléau de sa Lignée et les Cent Compagnons l’enferment avec le Ténébreux. Jalanda fils d’Ariel fils de Coiram écrit qu’il était appelé le Jaloux. S’il renia la Lumière, ce fut parce qu’il enviait Lews Therin. Mais il envia aussi Ishamael et Lanfear. Dans son Essai sur la guerre des Ténèbres, Moilin fille de Hamada fille de Juendan surnomme Be’lal le Tisseur de Filets. Ne me demandez surtout pas pourquoi ! Elle mentionne une partie de pierres qu’il aurait gagnée contre Lews Therin, ce dont il n’aurait jamais cessé de se vanter.
Il regarda Moiraine et marmonna :
— J’essaie d’être bref… De toute façon, je sais très peu de chose sur lui. Selon plusieurs auteurs, Sammael et Be’lal, avant de renier la Lumière, étaient en première ligne dans le combat contre les Ténèbres – des chefs de guerre – et tous deux maniaient l’épée comme des maîtres escrimeurs. Voilà tout ce que je sais. Si Be’lal est mentionné dans d’autres livres ou d’autres histoires, je ne les connais pas. C’est un personnage effacé, somme toute… Désolé de ne vous avoir rien dit d’utile.