Lâchant un gémissement, elle se laissa tomber sur le côté et se roula en boule avec l’espoir de se protéger un peu.
Au nom de la Lumière ! j’ai essayé ! Egwene ! Elayne ! Je n’ai pas baissé les bras ! Et je ne crierai pas ! Elles peuvent me battre à mort, je ne crierai pas !
Les coups cessèrent, mais Nynaeve ne put s’arrêter de trembler. Tout son corps lui faisait mal, du sommet du crâne à la pointe des pieds.
Liandrin s’accroupit près de sa proie. Passant les bras autour de ses genoux, elle eut un rictus mauvais. Même si elle avait nettoyé le sang qui coulait de ses lèvres, elle ne semblait plus disposée à s’amuser de la situation.
— Serais-tu stupide au point de ne pas reconnaître ta défaite, Naturelle ? Tu as résisté presque aussi furieusement que l’autre folle, cette maudite Egwene. Elle a failli y perdre la raison pour de bon. Vous allez devoir apprendre à vous soumettre. De toute façon, vous n’aurez pas le choix.
Nynaeve tenta de nouveau d’accéder au saidar. Sans grand espoir de réussir, mais elle avait besoin d’agir. Passant outre la douleur, elle se tendit vers la Source… et percuta le mur invisible.
Liandrin eut le sourire mauvais d’une petite fille qui s’amuse à arracher les ailes d’une mouche.
— Celle-là ne nous servira à rien, dit Rianna, debout près d’Ailhuin. Je vais forcer son cœur à s’arrêter de battre.
Les yeux de la pauvre guérisseuse manquèrent jaillir de leurs orbites.
— Non ! cria Liandrin en secouant la tête. Tu es toujours trop prompte à tuer, et seul le Grand Seigneur peut trouver une utilité aux morts. (Elle sourit à la prisonnière ligotée sur la chaise par des liens invisibles.) Tu as vu les soldats qui nous accompagnaient, n’est-ce pas ? Et tu sais qui nous attend dans la forteresse. Le Haut Seigneur Samon ne sera pas content si tu parles de ce qui est arrivé aujourd’hui dans ta maison. Si tu tiens ta langue, tu vivras, et tu auras peut-être une autre occasion de le servir, dans l’avenir. Morte, tu ne pourrais servir que le Grand Seigneur des Ténèbres… Lequel choisis-tu ?
Sa tête étant soudain libre de bouger, Ailhuin articula péniblement sa réponse :
— Je… tiendrai ma langue… (La guérisseuse eut un regard gêné pour Nynaeve.) Si je parle, quel bien ça fera ? Si ça lui chante, un Haut Seigneur peut avoir ma tête d’un simple froncement de sourcil. Que puis-je pour toi, mon enfant ? Que puis-je pour toi ?
— Ne t’en fais pas…, souffla l’ancienne Sage-Dame.
À qui pourrait-elle raconter tout ça ? Elle signerait simplement son arrêt de mort…
— Je sais que tu m’aiderais si tu le pouvais…
Rianna renversa la tête et éclata de rire.
Ses tourmenteuses la laissant enfin en paix, Ailhuin s’affaissa sur sa chaise, la tête baissée et les yeux mi-clos.
Liandrin et Rianna prirent chacune Nynaeve sous une aisselle et la forcèrent à se relever. Puis elles la poussèrent vers la porte.
— Au moindre problème, dit Rianna, je t’écorcherai vive, tu m’entends ? Ce que tu as subi jusque-là n’est rien, comparé à ce que nous pouvons t’infliger.
Nynaeve dut se retenir de ricaner.
Au moindre problème ? Que pourrais-je faire pour les ennuyer, dans ma situation ?
Isolée de la Source, elle avait mal partout au point de tenir debout par miracle. Si elle tentait quelque chose, les sœurs noires la maîtriseraient aussi facilement qu’une enfant.
Mais je guérirai, et vous commettrez bien une erreur à un moment ou à un autre… Croyez-moi, je serai là pour en profiter !
Des gens attendaient dans la pièce de devant de la maison. Tout d’abord, deux soldats en veste d’uniforme rouge recouverte d’un plastron étincelant. De la sueur ruisselant de sous leur casque rond, ils semblaient presque aussi effrayés que Nynaeve.
Amico Nagoyin était là aussi, toujours aussi mince et jolie avec son cou de cygne et sa peau laiteuse. Comme d’habitude, elle ressemblait à une très jeune fille en train de cueillir des fleurs.
Arborant la sérénité d’une femme qui a longtemps œuvré avec le Pouvoir, Joiya Byir souriait avec la tendresse d’une grand-mère gâteau. Bien que l’âge n’eût pas fait blanchir ses cheveux ni rider sa peau, elle était l’incarnation même de la vieillesse bienveillante. Sauf si on regardait attentivement ses yeux… Car son regard évoquait celui de la marâtre des contes pour enfants – celle qui avait assassiné tous les enfants nés du premier mariage de son époux.
Les deux sœurs noires étaient enveloppées par l’aura du saidar.
Un œil au beurre noir, une lèvre fendue et une joue tuméfiée, Elayne se tenait entre les deux femmes. Sa robe froissée et déchirée témoignait qu’elle ne s’était pas laissé capturer sans combattre.
— Je suis navrée, dit-elle, avalant ses mots comme si sa mâchoire lui faisait atrocement mal, mais nous ne les avons pas vues avant qu’il soit trop tard.
Egwene était roulée en boule sur le sol, son visage martyrisé presque méconnaissable. Alors que Nynaeve entrait avec les sœurs noires, un des soldats se pencha, souleva la jeune femme et la hissa sur son épaule comme un sac de patates.
— Que lui avez-vous fait ? s’écria Nynaeve. Que la Lumière vous brûle ! que… ?
Une main invisible frappa l’ancienne Sage-Dame sur la bouche. La violence du choc lui fit voir des étoiles et elle manqua basculer en arrière.
— Allons, allons, dit Joiya Byir avec un sourire que démentait son regard brûlant de haine. Ma fille, je ne tolérerai pas les éclats de ce genre, ni les écarts de langage. Pour commencer, apprends à parler quand on s’adresse à toi, et à te taire le reste du temps.
— Ne t’ai-je pas dit que cette folle n’a pas cessé de se battre ? lança Liandrin. Que ce soit une leçon pour toi… Si tu nous ennuies, tu connaîtras le même sort.
Nynaeve aurait tout donné pour pouvoir aider son amie, mais on la poussa dans la rue. On dut la pousser fort, quand elle opposa toute son inertie à la manœuvre – une façon de résister dérisoire, mais lorsqu’on n’avait pas autre chose…
La rue boueuse était presque déserte, comme si les gens s’étaient donné le mot pour la fuir. Les rares passants évitaient de regarder le carrosse noir brillant tiré par six chevaux blancs qui attendait devant la maison. Un cocher vêtu comme les soldats, mais sans plastron ni casque, attendait sur le banc du véhicule et un autre valet ouvrit la portière dès qu’il vit le petit groupe sortir.
À la volée, Nynaeve aperçut les armes gravées sur la portière. Un poing ganté serrant comme une gerbe d’éclairs déchiquetés…
L’emblème du seigneur Samon, à n’en pas douter…
S’il traite avec l’Ajah Noir, c’est sûrement un Suppôt des Ténèbres… Que la Lumière le calcine !
L’ancienne Sage-Dame s’intéressa cependant davantage à l’homme qui tomba à genoux dans la boue dès qu’il vit les sœurs noires.
— Sandar, nom de nom, que… ?
Un bâton invisible s’abattit sur l’épaule de Nynaeve, la faisant sursauter.
— Que t’ai-je dit, mon enfant ? fit Joiya Byir en levant un index réprobateur. Si tu ne te montres pas plus respectueuse, tu finiras par y perdre ta langue…
Liandrin éclata de rire. Puis elle saisit à pleine main les cheveux de Sandar et lui renversa la tête en arrière. Le pisteur regarda la sœur comme un chiot mort d’amour pour sa maîtresse – ou un corniaud qui redoute de recevoir un coup de pied.