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Toujours à l’affût, Mat remarqua qu’il y avait des traces de sabots dans la rue. Des chevaux attelés à un chariot ou peut-être à un carrosse. À Tear, il n’avait vu jusque-là que des charrettes et d’autres véhicules utilitaires tirés par des bœufs. Très fiers de leurs équidés, les nobles et les marchands ne les auraient pas forcés à s’abaisser à de telles tâches. Cela dit, depuis qu’il était sorti des limites de la ville, le jeune homme n’avait pas aperçu l’ombre d’un carrosse.

Chassant de son esprit les empreintes de sabots et les ornières de roues, Mat alla frapper à la porte de devant. Personne ne se manifestant, il répéta l’opération.

En vain. Après la troisième tentative, alors que Thom toussait sur son épaule, il envisagea de retourner au Croissant Blanc. Mais un bruit de pas se fit entendre de l’autre côté de la porte. Des pas traînants, remarqua le jeune homme.

La porte s’entrebâilla et une femme solidement charpentée aux cheveux gris jeta un coup d’œil dehors.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle d’une voix pleine de lassitude.

Mat se fendit de son plus beau sourire.

À force de fréquenter des désespérés, je vais finir par retomber malade !

— Vous êtes Mère Guenna ? Moi, je me nomme Mat Cauthon. Cavan Lopar m’a assuré que vous pouviez vaincre la toux de mon ami. Le prix n’est pas un problème pour moi…

La guérisseuse étudia un moment ses deux visiteurs. Tendant l’oreille quand Thom recommença à tousser, elle soupira :

— Je peux encore servir à ça, au moins… Vous feriez mieux d’entrer…

Elle ouvrit la porte en grand et battit en retraite vers le fond de la maison avant que Mat ait pu esquisser un mouvement.

L’accent de cette femme rappelait terriblement celui de la Chaire d’Amyrlin. Un écho qui fit froid dans le dos au jeune homme. Il suivit quand même Mère Guenna, soutenant Thom du mieux qu’il le pouvait.

— Je n’ai besoin de rien…, marmonna le trouvère. Ces maudites mixtures ont toujours un goût de… d’excréments.

— Silence, Thom !

Conduisant ses clients dans la cuisine, l’imposante femme sortit d’une armoire tout un assortiment de petits pots et de sachets d’herbes en poudre.

Mat aida Thom à s’asseoir sur une des chaises à haut dossier, puis il jeta un coup d’œil par la fenêtre la plus proche. Dans le jardin, trois beaux chevaux étaient attachés ensemble. Trois montures pour une seule guérisseuse ? D’après ce que Mat savait de cette profession, il était déjà remarquable qu’elle en détienne une. À Tear, seuls les nobles et les riches se déplaçaient à cheval. Pourtant, les trois bêtes ne semblaient pas rachitiques, loin de là.

Et voilà que je pense encore à des chevaux ! Qu’ai-je à faire de ces fichus canassons, désormais ?

Mère Guenna fit une grande casserole d’une infusion noire qui sentait le rance, puis elle força Thom à en boire une tasse, lui pinçant le nez quand il fit mine de résister.

Tout compte fait, constata Mat, la guérisseuse n’était pas très grosse. Mais ses muscles trompaient, tout simplement. Il suffisait de la voir immobiliser Thom comme un agneau nouveau-né pour lui faire boire la potion.

Quand elle l’eut contraint à vider la tasse, elle lâcha le trouvère, qui toussa tout en s’essuyant la bouche d’un revers de la main.

— Quelle horreur ! Femme, as-tu voulu me noyer… ou me tuer avec ce goût ignoble ? Tu ferais mieux de te reconvertir dans la métallurgie, crois-moi !

— Deux fois par jour tant que tu ne seras pas guéri, lâcha Mère Guenna. Tu m’entends ? Deux tasses pleines. Je vais aussi te donner un baume à te passer sur la poitrine chaque soir.

Depuis qu’elle sermonnait le trouvère, les poings plaqués sur les hanches, la guérisseuse semblait avoir recouvré un peu d’énergie et d’appétit de vivre.

— L’odeur du baume est pire que le goût de la potion, mais tu m’obéiras, sinon, je serai obligée de te garder ici, ligoté sur un lit du premier avec ta cape multicolore, comme un poisson pris dans un filet. Tu es le premier trouvère qui me consulte, alors pas question de te laisser crever de cette toux !

Thom foudroya la guérisseuse du regard. Puis il toussa, faisant onduler sa moustache. Apparemment, il prenait au sérieux les menaces de la thérapeute. Mais s’il ne protestait plus, il semblait sur le point d’envoyer la décoction et le baume à la figure de Mère Guenna.

Plus la guérisseuse parlait, et plus Mat lui trouvait des points communs avec la Chaire d’Amyrlin. Et si les choses continuaient comme ça entre ces deux têtes de mule, Thom risquait de se braquer et de ne plus jamais vouloir suivre son traitement.

— J’ai connu une femme qui parlait comme vous, dit Mat pour faire diversion. Presque toujours des images à base de poissons et de pêche… Et le même accent, aussi. J’imagine qu’elle doit être originaire de Tear.

— C’est possible…, marmonna la guérisseuse, l’air de nouveau accablée et les yeux baissés sur le sol. Moi, je connais des jeunes femmes qui ont ton accent. Enfin, deux sur trois, en tout cas.

Mère Guenna soupira à pierre fendre.

Mat en eut la chair de poule.

Ma chance ne peut quand même pas aller jusque-là ?

Mais combien de femmes ayant l’accent de Deux-Rivières se trouvaient à Tear en ce moment ?

— Trois jeunes femmes appelées Nynaeve, Egwene et Elayne ? La troisième avec des cheveux blonds et des yeux bleus ?

Mère Guenna plissa le front.

— Elles ne m’ont pas donné ces noms-là, pourtant, je me suis tout de suite doutée que c’étaient des pseudonymes… Mais elles ont leurs raisons de mentir, j’imagine… L’une était bien une jolie blonde aux yeux bleus…

Mère Guenna décrivit ensuite Nynaeve, avec sa longue natte, et Egwene avec ses grands yeux noirs et son beau sourire. Trois jolies femmes aussi différentes les unes des autres qu’il était possible…

— Je vois que ce sont celles que tu cherches, mon garçon… Et je suis désolée.

— Désolée ? Je les piste depuis des jours, et voilà que je les trouve enfin !

Par la Lumière ! je suis passé devant cette maison la première nuit ! J’ai parlé de hasard ? Mais c’était bien ça, le plus grand hasard ! Sortir des quais et voir une maison illuminée par un éclair ! Quel idiot j’ai été !

— Mère Guenna, dites-moi où elles sont.

La femme aux cheveux gris regarda sa cuisinière, où une bouilloire commençait à siffler. Ses lèvres remuèrent, mais pas un son n’en sortit.

— Répondez-moi ! C’est important, parce qu’elles seront en danger si je ne les trouve pas.

— Tu ne comprends pas, c’est normal pour un étranger… Les Hauts Seigneurs…

— Je me fiche des…

Mat s’interrompit et regarda Thom, qui semblait froncer les sourcils pour l’avertir de quelque chose. Mais il toussait si violemment que c’était difficile à dire.

— Quel rapport entre les Hauts Seigneurs et mes amies ?

— Tu ne peux…

— Arrêtez de dire ça ! Je vous paierai pour ces informations.

Mère Guenna foudroya le jeune homme du regard.

— Je ne prends pas d’argent pour… (Elle eut un rictus féroce.) Tu me demandes de te révéler des choses que j’ai l’ordre de ne pas dire. Sais-tu ce qui arrivera si je le fais et que tu me trahisses ? Pour commencer, j’y perdrai ma langue. Puis on m’amputera d’autres parties de mon corps, avant que les Hauts Seigneurs fassent suspendre ce qui en restera à un croc de boucher, histoire d’illustrer le sort qui attend les traîtres. Tu crois que ma mort fera du bien à ces pauvres filles ? Et si je te parlais, en quoi ça les aiderait ?

— Je jure de ne jamais mentionner votre nom.

Et je tiendrai parole, vieille femme, si tu me dis où elles sont !