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— S’il vous plaît ? Elles sont menacées…

Mère Guenna dévisagea Mat un long moment. Bien avant qu’elle eût terminé, il aurait juré qu’elle savait tout de lui.

— Je vais me fier à ta parole, parce que je les aimais bien… Mais tu ne pourras rien faire. Tu es arrivé trois heures trop tard, Matrim Cauthon. Elles ont été conduites dans la forteresse. Sur ordre du Haut Seigneur Samon… (Mère Guenna hocha la tête, perplexe.) Pour les chercher, il a envoyé des femmes capables de canaliser le Pouvoir. Je n’ai rien contre les Aes Sedai, mais c’est une violation de la loi – celle qu’ont établie les Hauts Seigneurs en personne. S’ils ne sont pas très respectueux de la légalité, je n’aurais pas cru qu’ils puissent violer cette loi-là. Pourquoi un Haut Seigneur louerait-il les services d’Aes Sedai ? Et que veut-il à ces pauvres filles ?

Mat faillit éclater de rire.

— Des Aes Sedai ? Mère Guenna, tu me dilates la rate, et probablement même le foie ! Si des Aes Sedai sont venues les chercher, il n’y a rien à craindre. Ces trois femmes sont de futures sœurs de la Tour Blanche ! Ne va pas croire que ça me ravit, mais c’est ainsi…

Mat se rembrunit en voyant l’expression de la guérisseuse.

— Mon garçon, ces filles se sont débattues comme des brochets dans un filet ! Qu’elles se destinent ou non à devenir des Aes Sedai, celles qui sont venues les chercher les ont battues comme plâtre. Des amies ne vous amochent pas ainsi.

Des Aes Sedai les ont frappées ? Par la Lumière ! qu’est-ce que ça veut dire ? La fichue Pierre de Tear ! En comparaison, le palais de Morgase ressemble à une étable ! Bon sang ! je suis passé devant cette maison il y a des jours ! Quel crétin d’imbécile d’aveugle !

— Si tu te casses la main, dit Mère Guenna, je réduirai la fracture et j’appliquerai un cataplasme. Mais si tu abîmes mon mur, je te viderai comme une vulgaire truite !

Mat sursauta et regarda ses doigts aux phalanges écorchées. Il ne se souvenait même pas d’avoir flanqué un coup de poing dans le mur.

La guérisseuse lui prit la main avec une poigne impressionnante, mais le contact de ses doigts se révéla étonnamment doux.

— Rien de cassé…, dit-elle après un examen approfondi. On dirait que tu t’inquiètes pour ces filles… L’une d’entre elles, surtout, j’imagine… Je suis désolée, Mat Cauthon.

— Ne vous rongez pas les sangs… Au moins, je sais où elles sont, et il ne me reste plus qu’à les en faire sortir. (Mat tira de sa poche ses deux dernières couronnes andoriennes et les glissa dans la main de Mère Guenna.) Pour le traitement de Thom, et pour les informations… (Cédant à une impulsion, il embrassa la guérisseuse sur la joue.) Ça, c’est juste de ma part !

Désorientée, Mère Guenna se frôla la joue du bout des doigts sans savoir si elle devait regarder les pièces ou le jeune homme.

— Les en faire sortir, as-tu dit ? De la Pierre ? (Sans crier gare, elle enfonça dans les côtes de Mat un index dur comme du bois.) Tu me rappelles mon mari, Mat Cauthon. Une tête brûlée qui naviguait au cœur d’une tempête en riant aux éclats. Je pourrais presque croire que tu réussiras… (Soudain, elle avisa les bottes boueuses du jeune homme.) Il m’a fallu six mois pour lui apprendre à ne pas salir ma maison ! Si tu libères ces filles, celle que tu lorgnes aura du travail avant de pouvoir te laisser entrer chez elle.

— Vous êtes la seule femme qui serait capable d’un tel exploit ! s’exclama Mat, son sourire s’élargissant lorsque la guérisseuse lui lança un regard noir.

Les en faire sortir… C’est tout ce que j’ai à réussir : faire évader mes amies de la fichue Pierre de cette maudite Tear !

Thom eut une nouvelle quinte de toux.

Dans cet état, il ne pourra pas m’accompagner. Mais comment l’en empêcher ?

— Mère Guenna, puis-je laisser mon ami chez vous ? Je crains qu’il soit trop mal en point pour retourner à l’auberge.

— Quoi ? rugit Thom.

Il tenta de se lever, en fut empêché par une énième quinte et grogna :

— Je ne suis pas… encore mort, mon garçon… Tu… Tu crois qu’entrer dans la Pierre sera comme… rendre visite à ta mère dans sa cuisine ? Sans moi… tu n’atteindras même pas… les portes.

Appuyé au dossier de la chaise, il ne parvint pas à se relever entièrement, la toux le forçant à se plier en deux.

Mère Guenna lui posa une main sur l’épaule et le força à se rasseoir – aussi facilement que s’il avait été un enfant.

Le trouvère la regarda comme s’il n’en croyait pas ses yeux.

— Je prendrai soin de lui, Mat Cauthon…

— Non ! protesta Thom. Tu ne peux pas me faire ça, Mat ! Me laisser avec cette vieille…

Sans la main de la guérisseuse posée sur son épaule, le trouvère se serait pour de bon plié en deux, tant la nouvelle quinte fut violente.

Mat sourit à Mère Guenna.

— J’ai été ravi de te connaître, Thom, dit-il avant de sortir.

Une fois dans la rue, il se demanda pourquoi il avait prononcé ces mots.

Il ne va pas mourir… Cette femme le sauvera, même si elle doit le sortir de sa tombe en le tirant par la moustache ! Certes… Mais qui me gardera en vie, moi ?

Devant le jeune homme, la Pierre de Tear dominait la cité. Une forteresse imprenable qui avait survécu à des centaines de sièges. Un roc sur lequel des dizaines d’armées s’étaient cassé les dents. Et il allait devoir y entrer. D’une manière ou d’une autre… Puis en faire sortir trois femmes. D’une manière ou d’une autre…

Avec un éclat de rire qui força les passants les plus moroses à le regarder, Mat reprit le chemin du Croissant Blanc sans se soucier des rues boueuses et de la chaleur torride. Dans sa tête, il entendait déjà rouler les dés.

53

Un flux d’Esprit

Perrin remua les épaules sous sa veste tandis qu’il regagnait L’Étoile dans les ombres de la fin d’après-midi. Une saine fatigue avait envahi tout son corps. En plus de tâches assez banales, maître Ajala l’avait chargé de fabriquer une grande pièce de ferronnerie ornementale. Un ensemble très esthétique de volutes et d’arabesques destiné au nouveau portail d’un seigneur de province.

Le jeune homme avait apprécié de toucher à l’art, pour une fois.

— Forgeron, quand tu as dit que tu aurais refusé de fabriquer cet objet pour un Haut Seigneur, j’ai bien cru que ton patron allait nous faire une attaque.

Perrin jeta un coup d’œil à Zarine, qui marchait à côté de lui, la pénombre engloutissant son visage. Même quand on avait ses yeux, l’obscurité existait, un peu moins insondable qu’elle l’aurait été pour quelqu’un d’autre. Dans le cas de Zarine, elle accentuait les hautes pommettes et adoucissait un peu la ligne abrupte du nez…

Perrin n’était toujours pas parvenu à arrêter une position au sujet de la jeune femme. Même si Moiraine et Lan insistaient pour qu’ils ne s’éloignent pas de l’auberge, il aurait préféré que Zarine opte pour une autre distraction que de le regarder travailler. Pour une raison qui le dépassait, il se montrait maladroit dès qu’il songeait à ses yeux inclinés posés sur lui. Plus d’une fois, il avait cafouillé avec son marteau, s’attirant un regard perplexe de maître Ajala. Les filles le mettaient immanquablement mal à l’aise, surtout quand elles lui souriaient. Mais Zarine, elle, n’avait pas besoin de sourire. Son regard suffisait… Était-elle la belle femme contre laquelle Min l’avait mis en garde ?

Je préférerais qu’elle soit le faucon…

Cette pensée surprit tellement Perrin qu’il faillit s’étaler.