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— Je refuse qu’un objet fabriqué de mes mains finisse entre celles d’un Rejeté… (Quand il se tourna vers Zarine, les yeux jaunes du jeune homme brillèrent dans la pénombre.) Si la commande avait été pour un Haut Seigneur, comment savoir chez qui elle allait finir ? Je ne veux pas t’effrayer, Fai… Zarine, mais…

Pensant qu’il ne la voyait pas, la jeune femme sourit aux anges.

— Tu tomberas bientôt, paysan… As-tu jamais songé à porter la barbe ?

Comme s’il ne suffisait pas qu’elle se moque sans cesse de moi… La moitié du temps, je ne comprends rien à ce qu’elle dit !

Devant la porte de l’auberge, les deux jeunes gens rencontrèrent Moiraine et Lan, qui arrivaient de la direction opposée. L’Aes Sedai portait la cape en lin dont la capuche dissimulait si bien son visage. Alors que la lumière filtrant des fenêtres de la salle commune faisait comme des flaques de clarté sur les pavés, deux ou trois carrosses remontaient la rue et une dizaine de gens se hâtaient de rentrer chez eux pour dîner. À part ça, seules des ombres mouvantes peuplaient la rue. La boutique du tisserand fermée, un silence de mort planait sur le pâté de maisons.

— Rand est à Tear, annonça Moiraine, sa voix semblant monter du fond d’un puits.

— Vous êtes sûre ? demanda Perrin. Je n’ai pas entendu parler d’événements étranges. Pas de mariages en série, ni de puits soudain à sec…

Zarine en plissa le front de confusion. Moiraine avait été avare d’informations avec elle, et Perrin l’avait imitée. Contraindre Loial à tenir sa langue n’avait pas toujours été un jeu d’enfant.

— Tu n’écoutes pas les rumeurs, forgeron ? demanda Lan. En quatre jours, il y a eu plus de mariages que ces six derniers mois. Et autant de meurtres qu’en un an d’habitude… Une enfant est tombée du sommet d’une tour, aujourd’hui. Une chute de trois cents pieds sur les pavés. Elle s’est relevée sans une égratignure et a couru vers sa mère. La Première Dame de Mayene, « invitée » à la Pierre depuis l’automne dernier, vient d’annoncer qu’elle se soumettra à la volonté des Hauts Seigneurs. Hier, elle disait à qui voulait l’entendre qu’elle préférait que sa ville brûle – et tous ses bateaux avec – plutôt que de voir un des seigneurs provinciaux de Tear l’annexer. Ses « hôtes » ne s’étaient pas encore décidés à la torturer, et cette jeune femme a un caractère d’acier. Tu crois que Rand pourrait y être pour quelque chose ? Forgeron, Tear est en ébullition comme un chaudron !

— Je n’ai pas eu besoin qu’on me dise tout ça…, fit Moiraine. Perrin, as-tu rêvé de Rand, la nuit dernière ?

— Oui… Il était dans le Cœur de la Pierre, brandissant cette épée… (Zarine sursauta.) Mais cette histoire me préoccupe tant qu’il n’est pas étonnant que j’en rêve. La nuit dernière, ce ne furent que des cauchemars…

— Un homme très grand ? demanda Zarine. Avec des cheveux cuivrés et des yeux gris ? Un homme qui tient une lame si brillante qu’on en est éblouie ? Au milieu d’une multitude de colonnes rouges ? Forgeron, dis-moi que tu n’as pas rêvé la même chose ?

— Tu vois, Perrin ? dit Moiraine. Cent personnes ont raconté ce rêve devant moi, aujourd’hui. Tous les gens ont des cauchemars – Be’lal ne se soucie pas de protéger ses songes – mais celui-là domine tous les autres. (Elle eut un rire mélodieux comme le chant d’un carillon.) Les gens parlent du Dragon Réincarné. Ils disent qu’il approche. À voix basse, parce qu’ils ont peur, mais c’est ce qu’ils disent.

— Et Be’lal ? lança Perrin.

— J’en finirai avec lui cette nuit, répondit Moiraine, aussi froide que l’acier.

Perrin ne capta aucune senteur d’angoisse venant d’elle.

— Nous en finirons, rectifia Lan.

— Oui, mon Gaidin. Nous…

— Et nous, que faisons-nous ? On attend assis sur nos fesses ? Moiraine, dans les montagnes, j’ai assez attendu pour toute une vie !

— Loial et toi – avec Zarine – vous allez partir pour Tar Valon. Et vous y resterez jusqu’à ce que ce soit fini. C’est l’endroit le plus sûr pour vous.

— Où est l’Ogier ? demanda Lan. Je veux que vous vous mettiez en route le plus vite possible.

— Il doit être dans sa chambre, marmonna Perrin. Ou dans notre salle à manger privée. Elle est bien éclairée, et il travaille sans cesse sur ses fameuses notes… Je suppose qu’il aura beaucoup à dire sur notre glorieuse fuite…

L’apprenti forgeron fut surpris par sa propre amertume.

Espèce de crétin, tu voudrais affronter un des Rejetés ? Non, bien sûr… Mais je suis fatigué de fuir. Je me souviens d’avoir fait face un jour, et c’était bien mieux. Même si j’ai cru que ma dernière heure avait sonné, c’était bien mieux…

— Je vais chercher Loial, dit Zarine. Ne pas participer à cette bataille me ravit, je n’ai pas honte de le dire. Les hommes se battent alors qu’ils devraient détaler, et les idiots se battent lorsqu’ils devraient détaler. Mais il est inutile de dire deux fois la même chose…

Zarine entra la première dans l’auberge, sa jupe culotte bruissant bizarrement à chacun de ses pas.

Alors qu’il traversait la salle commune avec Moiraine et Lan, Perrin jeta un regard autour de lui. Il y avait moins de clients que d’habitude. L’air morose, beaucoup étaient assis seuls à une table. Deux ou trois petits groupes conversaient cependant à voix basse. En quelques secondes, le jeune homme capta trois fois le mot « Dragon ».

Arrivant à l’étage, il entendit un bruit sourd, comme l’écho d’une chute, venant de la salle à manger privée.

— Zarine ! appela-t-il.

Pas de réponse.

— Zarine ! appela une nouvelle fois Perrin quand il fut devant la porte.

Il l’ouvrit et cria :

— Faile !

La jeune femme gisait sur le sol près de la table. Alors qu’il allait se précipiter, la voix de Moiraine arrêta net Perrin :

— N’avance pas ! Si tu tiens à la vie, n’avance pas !

L’Aes Sedai avança lentement dans le couloir, tendant l’oreille comme si elle écoutait quelque chose – ou cherchait à entendre un mystérieux son. Lan la suivait, la main sur la poignée de son épée, mais le regard voilé, comme s’il savait déjà que l’acier ne servirait à rien dans cette situation.

— Recule, Perrin, souffla Moiraine quand elle eut atteint la porte.

Le cœur serré, le jeune homme regarda Zarine – non, Faile ! Elle semblait sans vie, et…

Se résignant, il s’écarta de la porte, mais en resta assez près pour continuer à voir son amie. Elle paraissait morte, d’ailleurs, il ne voyait pas sa poitrine se soulever.

Perrin aurait voulu hurler à la mort. Fronçant soudain les sourcils, il fit bouger les doigts de sa main droite, celle qui avait ouvert la porte. Le mouvement était douloureux dans tout son bras, comme s’il avait heurté quelque chose avec son épaule.

— Moiraine, allez-vous faire quelque chose ? Sinon, c’est moi qui…

— Reste tranquille, si tu veux demeurer en vie… Tu vois cet objet, près de sa main droite ? On dirait qu’elle l’a laissé tomber en perdant conscience. Distingues-tu ce que c’est ?

Perrin foudroya l’Aes Sedai du regard, puis il riva les yeux sur l’endroit dont elle avait parlé.

— Un hérisson… On dirait une statuette en bois qui représente un hérisson… Moiraine, que se passe-t-il ? Répondez-moi !

— Un hérisson… Un hérisson… Perrin, tais-toi un peu, il faut que je réfléchisse… Je l’ai senti se déclencher… Et je capte les vestiges des flux qu’il a fallu tisser pour le mettre en place. Un flux d’Esprit ! D’Esprit pur, sans rien d’autre… Mais presque rien n’est composé exclusivement d’Esprit ! Et pourquoi ce hérisson m’a-t-il fait penser à l’Esprit ?

— Qu’est-ce qui s’est déclenché, Moiraine ? Un piège ? C’est ça qui a été mis en place ?