— Un piège, oui…, fit l’Aes Sedai avec une ombre d’agacement. Un piège qui m’était destiné. Si Zarine ne nous avait pas précédés, je serais entrée la première dans cette salle. Lan et moi y serions sans doute allés pour parler de nos plans en attendant le dîner. Mais à présent, plus question d’attendre le repas ! Si tu veux que j’aide cette fille, tiens-toi tranquille, Perrin ! Lan, va me chercher l’aubergiste !
Le Champion partit au pas de course.
Moiraine attendit en marchant de long en large dans le couloir. De temps en temps, elle s’arrêtait pour jeter un coup d’œil dans la salle à manger.
Perrin n’avait pas quitté Zarine des yeux – sans capter un seul signe de vie. Sa poitrine ne se soulevait toujours pas. Il tenta d’entendre les battements de son cœur, mais c’était impossible, même quand on avait une ouïe comme la sienne.
Lorsque Lan revint, tenant Jurah Haret par son cou grassouillet, Moiraine se rua sur l’aubergiste :
— Maître Haret, tu avais promis de me réserver cette pièce… Pas une domestique ne devait y entrer hors de ma présence. Qui as-tu laissé passer, maître Haret ? Réponds !
L’homme tremblait comme un tas de saindoux.
— Seu-seulement les deux-deux dames, maîtresse. Elles vou-voulaient te laisser un ca-cadeau… Un petit héri-risson… Elles ont dit que tu se-serais sur-surprise.
— Je l’ai été, aubergiste… Hors de ma vue ! Et si tu dis un mot de tout ça à quiconque, même dans ton sommeil, je raserai cet établissement, faisant de toi l’heureux propriétaire d’un grand trou !
— Oui maî-maîtresse… Je ne di-dirais rien…
— File !
Dans sa hâte, l’aubergiste trébucha tandis qu’il courait vers l’escalier. Des bruits évocateurs laissèrent penser qu’il s’emmêla les pinceaux plus d’une seule fois…
— Il sait que je suis ici, dit Moiraine au Champion. Et il a trouvé une sœur noire pour amorcer et mettre en place son piège. Mais avec un peu de chance, il pensera que je suis tombée dedans. C’était un minuscule éclair de Pouvoir, mais il est peut-être assez puissant pour l’avoir senti à distance.
— Dans ce cas, il ne se doutera peut-être pas que nous venons, dit Lan, très calme et presque souriant.
Perrin regarda l’Aes Sedai et son Champion.
— Et Zarine ? demanda-t-il, les lèvres retroussées – comme des babines, oui. Que lui est-il arrivé ? Est-elle seulement vivante ? Je ne la vois pas respirer…
— Elle est vivante, dit Moiraine. Je ne peux pas – en fait, je n’ose pas – m’approcher davantage d’elle pour en dire plus, mais elle est vivante… Elle dort, pourrait-on dire. Comme un ours qui hiberne. Son cœur bat si lentement qu’une minute au moins sépare deux pulsations. Il en va de même pour sa respiration. Elle dort, oui…
Malgré le capuchon, Perrin sentit le regard de l’Aes Sedai peser sur lui.
— Mais j’ai peur qu’elle ne soit plus là, Perrin… Plus dans son corps, je veux dire…
— Plus dans son corps ? Qu’est-ce que… ? Par la Lumière ! vous ne pensez pas que les sœurs lui ont volé son âme ? comme pour les Hommes Gris ?
Moiraine secouant la tête, le jeune homme ne put retenir un soupir de soulagement. Sa poitrine le torturait comme s’il n’arrivait plus à respirer depuis la dernière phrase de l’Aes Sedai.
— Moiraine, où est-elle ?
— Je ne sais pas… Mon garçon, j’ai des soupçons, mais aucune certitude.
— Des soupçons, un indice – n’importe quoi ! Il me faut une réponse !
Lan s’agita nerveusement, car le ton de Perrin ne lui plaisait pas. Mais si le Champion s’en mêlait, le jeune homme était prêt à tenter de le briser comme un vulgaire morceau de fer sur une enclume.
— Où, Moiraine ?
— Je ne sais pas grand-chose, Perrin, dit l’Aes Sedai, sa voix froide comme une musique sans âme. J’ai récapitulé mes maigres connaissances sur les rapports entre une statuette de hérisson et un flux d’Esprit. La sculpture est un ter’angreal étudié par Corianin Nedeal, la dernière Rêveuse qu’a connue la Tour Blanche. Le don du Rêve est lié à l’Esprit, mon garçon. Ce n’est pas ma spécialité, car mes dons sont très différents. Je crois que Zarine est piégée dans un songe, peut-être même dans le Monde des Rêves, Tel’aran’rhiod. Tout ce qui fait sa personnalité est dans ce rêve. Tout ! Une Rêveuse y envoie seulement une part d’elle-même. Si Zarine ne revient pas très vite, son corps mourra. Mais elle continuera peut-être à vivre dans le rêve… Je n’en suis pas sûre.
— Vous ignorez bien trop de choses, marmonna Perrin.
Il jeta un coup d’œil dans la salle à manger et dut retenir ses larmes. Zarine semblait si petite et sans défense, étendue ainsi.
Faile ! Je jure de t’appeler Faile à partir de maintenant !
— Le piège s’est déclenché, Perrin, mais il est encore actif, menaçant toute personne qui entrerait dans cette pièce. Je n’arriverais même pas aux côtés de Zarine avant d’être frappée. Et ce soir, j’ai une mission à accomplir.
— Que la Lumière vous brûle, Aes Sedai ! Et votre mission avec ! Ce Monde des Rêves, il ressemble aux songes des loups ? Vous m’avez dit que les Rêveuses voyaient parfois des loups…
— Je t’ai confié ce que je sais…, dit sèchement Moiraine. Il est temps que tu partes, à présent. Lan et moi devons nous mettre en route pour la forteresse. Il n’y a plus de temps à perdre.
— Non, je ne la laisserai pas !
L’Aes Sedai prit une très profonde inspiration.
— D’accord, Perrin, dit-elle, glaciale, reste si ça te chante. Avec un peu de chance, tu survivras à cette nuit. Lan !
L’Aes Sedai et son Champion passèrent d’abord dans leurs chambres. Ils en ressortirent très vite, Lan vêtu de sa cape-caméléon, et se dirigèrent vers l’escalier en silence.
Perrin regarda de nouveau Faile.
Je dois agir… Si c’est comme les rêves des loups…
— Perrin ? tonna soudain Loial. Qu’est-il arrivé à Faile ? (L’Ogier dévalait le couloir, de l’encre sur les doigts et une plume à la main.) Lan m’a dit que je devais partir, puis il a parlé d’un piège où serait tombée Faile. De quoi s’agit-il ?
Tout en pensant à autre chose, Perrin informa son ami des derniers événements.
Ça peut fonctionner ! C’est possible, et il faut que ça réussisse !
— Non, Perrin ! s’écria Loial. Ce n’est pas juste ! Faile était libre comme l’air. Il n’est pas juste de l’emprisonner.
L’apprenti forgeron sursauta, car il avait presque oublié Loial. Le dévisageant, il se souvint des histoires qui présentaient les Ogiers comme d’implacables ennemis. Les oreilles de Loial étaient en berne et son large visage semblait aussi dur qu’une enclume.
— Loial, je vais secourir Faile ! Mais pendant que j’agirai, je serai sans défense. Veux-tu protéger mes arrières ?
L’Ogier leva ses battoirs, si délicats lorsqu’ils tenaient des livres, et il referma les doigts comme s’il voulait réduire une pierre en poussière.
— Pour t’atteindre, il faudra marcher sur mon cadavre, Perrin. Sinon, personne ne passera, pas même un Myrddraal ou le Ténébreux…
Le simple énoncé d’une réalité, sans vantardise…
Perrin hocha la tête puis regarda de nouveau dans la salle.
Il faut que ça fonctionne. Je me fiche que Min m’ait peut-être mis en garde contre Faile…
Avec un grondement, il bondit vers son amie, une main tendue. Et avant de perdre conscience, il crut bien avoir refermé les doigts sur la cheville de la jeune femme.
Le rêve-piège se passait-il ou non en Tel’aran’rhiod ? Perrin n’aurait su le dire, mais en tout cas, c’était le songe du loup. Des collines verdoyantes l’entouraient, des bosquets se dressant çà et là. Du coin de l’œil, il vit des cerfs brouter à la lisière des arbres tandis qu’un groupe d’animaux qu’il n’identifia pas – presque des cerfs, mais avec un pelage rayé et des cornes toutes droites – bondissait joyeusement dans les herbes. L’odeur que charriait le vent lui indiqua que ces bêtes feraient des proies délicieuses. D’autres senteurs promettaient des chasses abondantes. C’était bien un rêve de loup.