— Des amies à moi sont prisonnières dans la forteresse, dit-il, et j’ai l’intention de les libérer.
— Tu es seul, jeune homme sans nom ? demanda Rhuarc.
— Eh bien, vous voyez quelqu’un d’autre ? Me donner un coup de main vous dirait ? La Pierre ne semble pas vous laisser indifférents… Si vous songez à y entrer, nous pourrions unir nos forces. C’est un sacré coup de dés, et la cote n’est pas en notre faveur, mais je suis en réussite, ces derniers temps…
Jusque-là, en tout cas… J’ai même rencontré des Aiels voilés qui ne m’ont pas égorgé. Qui peut être plus veinard que ça ? Par la Lumière ! avoir quelques Aiels à mes côtés serait plutôt agréable…
— Nous ne sommes pas ici pour des prisonnières, joueur ! répondit Rhuarc.
— Il est temps, dit un des Aiels.
Le vieux chef acquiesça.
— Oui, Gaul… (Il regarda Mat, puis Sandar.) Ne donnez pas l’alerte !
Il se détourna et, en une fraction de seconde, disparut dans la nuit. Les autres Aiels se volatilisèrent aussi, laissant Mat seul avec le pisteur.
Sauf si un guerrier voilé est resté pour nous espionner… Comment le savoir, avec ces gens-là ?
— J’espère que tu ne vas pas tenter de m’arrêter, Sandar…
Sur ces mots, Mat ramassa son baluchon plein de fusées et son bâton.
— J’ai l’intention d’entrer dans la forteresse, et s’il faut te marcher dessus pour ça, aucune importance !
Il alla récupérer sa boîte en étain et constata que la poignée était de plus en plus chaude.
— Tes prisonnières, elles sont trois ? demanda Juilin Sandar.
Mat plissa les yeux et regretta qu’il n’y ait pas assez de lumière pour qu’il voie clairement les traits du pisteur.
— Que sais-tu d’elles, Sandar ?
— Qu’elles sont effectivement prisonnières dans la Pierre. En outre, je connais une poterne qu’un pisteur intelligent peut se faire ouvrir s’il semble livrer un prisonnier. Nous irons directement à la prison, là où doivent être tes amies. Si tu me fais confiance, flambeur, je te conduirai jusque-là. Le reste sera une question de chance. Si tu en as vraiment beaucoup, nous en ressortirons vivants.
— J’ai de la chance depuis toujours…
Assez pour me fier à ce type ?
Jouer les prisonniers n’enchantait pas Mat. L’ennui, avec ce genre de rôle de composition, c’était qu’il pouvait n’être plus du tout un rôle, quand les choses tournaient mal. Mais était-ce plus dangereux qu’une escalade de plus de trois cents pieds dans le noir ?
Mat jeta un coup d’œil sur le mur d’enceinte et sursauta. Des ombres se déplaçaient sur son sommet. Des Aiels, probablement. Au moins une centaine… Ils disparurent très vite, mais le jeune homme vit bientôt des ombres mouvantes sur la paroi qu’il se proposait de gravir. Pour lui, cette voie était désormais barrée. Le solitaire qu’il avait vu un peu plus tôt pouvait être arrivé au sommet sans alerter les gardes, mais un régiment d’Aiels n’y parviendrait pas. En revanche, il pouvait créer une diversion dont Mat bénéficierait. S’il y avait du grabuge ailleurs dans la Pierre, les geôliers de la prison s’intéresseraient très peu à un pisteur leur amenant un voleur.
Et si j’ajoutais ma touche personnelle à la confusion ? Après tout, j’ai travaillé dur pour ça…
— Très bien, pisteur ! Mais ne t’avise pas de décider à la dernière minute que je suis un vrai prisonnier ! Nous filerons vers ta poterne dès que j’aurai tiré un grand coup de pied dans la fourmilière !
Sandar ne cacha pas sa perplexité, mais Mat préféra ne pas lui en dire plus que le strict nécessaire.
Le pisteur suivit Mat sur les toits avec une aisance déconcertante. Sur le dernier, à peine plus bas que le mur d’enceinte, le jeune homme eut simplement à exécuter un rétablissement pour se retrouver là où il voulait être.
— Que fais-tu ? demanda Sandar, qui l’avait suivi.
— Attends-moi là…
Tenant la boîte d’une main par sa poignée, son bâton à l’horizontale devant lui, Mat prit une profonde inspiration et avança vers la forteresse. En jouant les funambules, il tenta de ne pas penser à l’à-pic et aux conséquences fâcheuses qu’une chute aurait sur son espérance de vie.
Par la Lumière ! ce mur fait trois pieds de large ! Je pourrais marcher dessus en dormant et avec les yeux bandés !
Trois pieds de large, une nuit d’encre et cent pieds de chute libre avant d’aller embrasser les pavés…
Et si Sandar n’était plus là lorsqu’il reviendrait ? L’idée de se faire passer pour un prisonnier ne l’enchantait pas, mais en réalité, le plus grand danger restait que le pisteur lui fausse compagnie. Ou qu’il aille rameuter des renforts pour lui mettre pour de bon la main au collet.
Ne pense pas à ça… Une chose à la fois… Et à la fin, tu verras bien où tu en es.
Comme il s’y attendait, Mat trouva une meurtrière à l’endroit où le mur d’enceinte se fondait à la paroi de la Pierre. En cas d’attaque, les défenseurs avaient prévu un moyen d’interdire ce chemin évident aux assaillants. Pour l’heure, il n’y avait personne à ce poste. Comme pour bien d’autres choses, Mat avait préféré ne pas envisager la possibilité inverse…
Posant la boîte en étain par terre, il appuya son bâton à la paroi et décrocha le baluchon de son dos. Puis il l’enfonça dans la meurtrière, aussi loin qu’il put. Le bruit devait retentir à l’intérieur – le plus possible, en tout cas.
Ouvrant le baluchon, Mat dévoila une sorte de couronne de fusées. Après une intense réflexion, dans sa chambre, il avait décidé de raccourcir les plus longues mèches pour que toutes aient la même taille. Puis il s’était servi des chutes pour ficeler son « gâteau de feu d’artifice ». En principe, tout exploserait en même temps. Le bruit et l’éclair réveilleraient tous les occupants de la forteresse qui ne souffraient pas de surdité, c’était couru d’avance.
Le couvercle de la boîte étant très chaud, le jeune homme se brûla deux fois les doigts avant de pouvoir le retirer. À cet instant, il aurait donné cher pour disposer de la mystérieuse invention d’Aludra – ces « allumettes » qui embrasaient si aisément la mèche d’une lanterne.
Dans la boîte, un morceau de charbon reposait sur un lit de sable. La poignée étant démontable afin de se transformer en une pince, Mat l’utilisa pour saisir le charbon et le porter à proximité de ses lèvres. Dès qu’il eut soufflé une minute dessus, le combustible rougeoya de nouveau. Le posant sur les mèches, il attendit une fraction de seconde, lâcha la pince dès que le feu eut pris, ramassa son bâton et repartit en sens inverse sur le mur.
Je suis cinglé ! Le « boum » va être formidable, d’accord, mais si je me casse la figure, ça m’avancera à quoi ?
La détonation, dans le dos de Mat, fut plus forte que tout ce qu’il avait entendu jusque-là. Un poing géant le percuta dans le dos, lui coupant le souffle longtemps avant qu’il atterrisse sur le ventre, parvenant d’extrême justesse à rattraper son bâton qui menaçait de basculer dans le vide. Un moment, il resta immobile, tentant de réguler sa respiration et de ne surtout pas penser qu’il avait dû épuiser définitivement sa chance pour ne pas être tombé du mur.
Ses oreilles sonnant aussi fort que toutes les cloches de Tar Valon, il se releva prudemment et regarda derrière lui. Un nuage gris flottait devant la meurtrière. À travers cette fumée, Mat crut voir que l’ouverture semblait différente. Plus large, en fait. Il n’aurait su dire comment c’était possible, mais c’était ainsi.