— Mais n’ayez pas peur, dit-elle à ses amies, nous nous évaderons bientôt. Si nous avons pu berner les Seanchaniens, nous viendrons à bout de Liandrin.
Nynaeve et Elayne échangèrent un regard accablé.
— Egwene, Liandrin a dit que treize Myrddraals seraient bientôt là.
Egwene regarda de nouveau le message gravé sur le mur.
« La Lumière a pitié de moi et va me laisser mourir. »
La jeune femme serra les poings et les dents pour s’empêcher de hurler.
Mieux vaut mourir que d’être convertie aux Ténèbres, et condamnée à servir le Père des Mensonges.
Egwene s’aperçut que sa main gauche serrait la bourse accrochée à sa ceinture. Elle sentit les deux bagues rangées à l’intérieur et soupira de soulagement.
— Elles n’ont pas pris le ter’angreal, dit-elle, stupéfaite.
Elle sortit l’anneau de pierre et suivit du bout de l’index le contour de l’étrange anneau qui n’avait qu’un côté.
— Elles ne nous ont pas jugées assez importantes pour être fouillées, dit Elayne. Egwene, es-tu sûre que Rand vient ici ? Je préférerais me libérer toute seule que parier là-dessus, mais si quelqu’un peut vaincre Liandrin et ses douze complices, c’est bien lui. Le Dragon Réincarné est destiné à brandir Callandor. Donc, il doit être capable d’écraser des sœurs noires.
— Pas si nous l’attirons dans un piège, dit Nynaeve. Pas s’il ne voit pas la chausse-trappe qu’elles ont préparée pour lui. Pourquoi regardes-tu ainsi cet artefact Egwene ? Tel’aran’rhiod ne nous aidera pas, sauf si tu peux rêver d’un moyen de nous faire évader.
— Ce n’est pas impossible… Dans le Monde des Rêves, je peux canaliser le Pouvoir, et le flux des sœurs noires ne m’empêchera pas d’y accéder. Tout ce que je dois faire, c’est dormir, et je suis assez fatiguée pour que ce ne soit pas un problème.
Elayne plissa le front puis grimaça comme si ça tirait désagréablement sur ses contusions.
— Je suis d’accord pour tout tenter, mais comment pourras-tu canaliser, même en rêve, en étant coupée de la Source Authentique ? Et en admettant que tu y arrives, à quoi ça nous servira, ici ?
— Je n’en sais rien… Mais ça vaut le coup d’essayer…
— C’est possible…, murmura Nynaeve. Je suis prête aussi à tout tenter, mais la dernière fois que tu as utilisé le ter’angreal, tu as vu Liandrin et ses complices. Que feras-tu si elles sont toujours là ?
— J’espère bien qu’elles y seront…, souffla Egwene. Oui, je l’espère bien…
Serrant le poing sur l’artefact, elle ferma les yeux tandis qu’Elayne lui caressait les cheveux en murmurant des paroles apaisantes. Nynaeve entonna la berceuse sans paroles de son enfance.
Dans cette atmosphère apaisante – l’ancienne Sage-Dame elle-même semblait sereine – le sommeil fut très facile à venir.
Cette fois, Egwene portait de la soie bleue, mais elle n’y accorda pas une très grande attention. Une douce brise caressait son visage intact et poussait doucement les papillons qui voletaient au-dessus des fleurs. La soif et la douleur disparues, la jeune femme s’ouvrit au saidar et sentit déferler en elle un torrent de Pouvoir de l’Unique. Elle éprouva une ivresse telle qu’elle en oublia de jubiler à l’idée d’avoir eu raison : ici, elle pouvait canaliser.
À contrecœur, elle laissa le Pouvoir couler hors de son corps, ferma les yeux et emplit son vide mental avec une image très détaillée du Cœur de la Pierre. Le seul endroit de la forteresse, à part sa cellule, qu’elle pouvait se représenter.
Quand elle rouvrit les yeux, elle se retrouva au milieu des colonnes rouges. Mais elle n’était pas seule.
Entre Callandor et elle se dressait la silhouette presque sans substance de Joiya Byir. La lumière de l’épée se reflétait à travers ce quasi-fantôme. Mais Callandor ne brillait plus à cause de la lumière qu’elle reflétait. On eût dit qu’une source de clarté aveuglante, en elle, était découverte et recouverte au rythme de son clignotement.
La sœur noire sursauta et se retourna pour faire face à Egwene.
— Comment as-tu fait ? Tu es coupée de la Source. Ton rêve est terminé !
À l’instant même où Joiya prononçait le premier mot de sa phrase, Egwene avait de nouveau puisé dans le saidar pour tisser le flux complexe d’Esprit dont elle était elle-même victime dans le monde réel. À son tour isolée de la Source, la sœur noire écarquilla les yeux – si brillants de haine dans un visage par ailleurs tellement bienveillant – mais Egwene était déjà en train de tisser un flux d’Air. Si vaporeuse qu’elle fût, la sœur noire se retrouva paralysée par ces liens invisibles.
Egwene eut l’impression que maintenir simultanément deux flux ne lui coûtait aucun effort. En revanche, de la sueur ruisselait sur le front de Joiya.
— Tu as un ter’angreal ? demanda-t-elle, tentant de dissimuler sa terreur. Oui, c’est sûrement ça ! Tu détiens un ter’angreal qui nous a échappé, et qui ne demande pas qu’on canalise le Pouvoir. Tu crois que ça va t’être utile, gamine ? Tout ce que tu fais ici n’a aucune influence sur le monde réel. Tel’aran’rhiod est un rêve ! Quand je me réveillerai, je te confisquerai ton artefact. Prends garde à ce que tu fais, si tu ne veux pas que je me venge quand je viendrai dans ta cellule.
Egwene sourit à la sœur noire.
— Es-tu certaine de te réveiller, Suppôt des Ténèbres ? Si ton ter’angreal exige que tu canalises le Pouvoir, pourquoi ne t’es-tu pas réveillée dès que je t’ai coupée de la Source ? Et si tu étais dans l’incapacité de te réveiller tant que tu ne pourras pas entrer de nouveau en contact avec le saidar ?
Egwene cessa de sourire. Même pour se moquer de cette femme lui sourire était plus qu’elle n’en pouvait supporter.
— Une femme m’a un jour montré la cicatrice qu’elle avait récoltée dans le Monde des Rêves… Joiya Byir, ce qui se passe ici reste réel quand on se réveille.
La sueur ruisselait sur tout le visage sans rides de la sœur noire, à présent. Se demandait-elle si elle allait mourir ? Egwene regretta de ne pas être assez cruelle pour exécuter son adversaire. La plupart des coups invisibles qu’elle avait encaissés venaient de Joiya, simplement pour la punir d’avoir résisté et tenté de fuir jusqu’à ce qu’elle soit à bout de forces.
— Une femme qui distribue de telles corrections ne doit avoir aucune objection à l’idée d’en recevoir une de temps en temps…
Egwene tissa un autre flux d’Air.
Joiya Byir parut stupéfiée quand le premier coup s’abattit sur sa hanche. Toujours très pratique, Egwene trouva rapidement un moyen de modifier le flux afin de ne plus avoir à le maintenir.
— Tu te souviendras de cette rouste à ton réveil, et tu auras mal partout… Si je t’autorise un jour à te réveiller. Encore une chose : si tu me frappes de nouveau, je te ramènerai ici et je t’y laisserai jusqu’à la fin de tes jours.
Le regard de Joiya brillait de nouveau de haine, mais des larmes le voilaient.
Egwene se sentit soudain très honteuse. Pas parce qu’elle torturait Joiya Byir, qui aurait mérité bien pire, après les meurtres commis à la Tour Blanche, mais parce qu’elle perdait du temps à se venger alors que Nynaeve et Elayne, dans une cellule, attendaient contre toute logique qu’elle vienne les tirer de là.
Presque sans y penser, Egwene verrouilla les trois flux qu’elle avait tissés. Puis elle étudia son œuvre. Trois flux distincts, rien que ça ! Et après avoir réussi sans difficulté à les combiner, voilà qu’elle était parvenue à les configurer pour qu’ils se maintiennent tout seuls. Une fois revenue dans le monde réel, elle pensait être capable de se rappeler comment elle avait fait. Tant mieux, parce que ça pouvait lui être utile.