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Amusé, le Rejeté ricana et décrivit avec sa lame des arabesques qui sifflèrent aux oreilles de Rand. Le feu noir rugit de plus belle, comme si la rapidité de ces mouvements l’attisait.

— Tu étais jadis un grand escrimeur, Lews Therin, railla Be’lal. Tu te rappelles le temps où nous nous sommes intéressés à ces étranges armes, apprenant à tuer avec elles, comme les hommes l’avaient fait bien longtemps auparavant, selon les antiques grimoires ? Te souviens-tu d’une de ces batailles désespérées – d’une seule de nos terribles défaites ? Bien sûr que non ! Tu as tout oublié, n’est-ce pas ? Et cette fois-ci, tu n’as pas appris assez sérieusement, Lews Therin. Du coup, je vais te tuer ! Sauf si tu t’empares de Callandor. Dans ce cas, tu pourras avoir un petit sursis…

Be’lal avança lentement, comme s’il voulait laisser à Rand le temps de se retourner et de courir vers l’Épée Qui Ne Peut Pas Être Touchée. Mais des doutes continuaient à ronger le jeune homme. Seul le Dragon Réincarné pouvait brandir Callandor. Quand il avait accepté le « titre », une bonne centaine de raisons semblaient ne lui laisser aucun autre choix, sur le coup. Mais était-il vraiment le Dragon Réincarné ? S’il tentait de saisir Callandor – pas en rêve, mais dans le monde réel – sa main rencontrerait-elle un mur invisible, laissant à Be’lal toute latitude de lui enfoncer sa lame entre les omoplates ?

Rand affronta le Rejeté avec la lame qui lui était familière – une épée de feu forgée avec le saidin.

Et il connut la déroute.

La Feuille qui Tombe ridiculisée par la Soie Mouillée.

Le Chat qui Danse sur un Mur impuissant face au Sanglier qui Dévale une Pente.

La Rivière qui Coupe la Berge faillit lui coûter sa tête. Pour en sortir vivant, il dut se jeter sur le côté d’une manière des plus inélégantes, la lame noire sifflant à un pouce d’une de ses oreilles. Puis il dut rétablir son équilibre pour dévier de justesse la Pierre qui Tombe de la Montagne.

Méthodiquement, Be’lal repoussait son adversaire vers Callandor, comme s’il voulait lui dicter son comportement.

Des cris et des cliquetis d’armes montaient de la forêt de colonnes, mais Rand les entendait à peine. Il nota cependant que Be’lal et lui n’étaient plus seuls dans le Cœur de la Pierre. Des hommes en plastron et casque rond armés d’une épée affrontaient des spectres gris voilés de noir qui utilisaient exclusivement d’étranges lances courtes.

Des soldats apparurent, jaillissant d’entre les colonnes. Plusieurs volées de flèches leur transpercèrent la gorge ou se plantèrent entre leurs yeux, les tuant comme à l’exercice.

Même si un massacre était en cours non loin de lui, Rand y accorda un minimum d’attention. Son propre combat, trop inégal, lui demandait une concentration sans faille.

Une sensation d’humidité poisseuse, le long de son flanc, lui indiqua que sa blessure s’était rouverte.

Voyant trop tard le cadavre qui gisait à ses pieds, Rand trébucha dessus, perdit l’équilibre et bascula en arrière, l’étui de sa flûte amortissant un peu le choc avec la pierre froide du sol.

— Prends-la ! cria Be’lal en levant sa lame noire. Brandis Callandor et défends-toi ! Sinon, je vais te tuer sur-le-champ !

— Non !

Le Rejeté se pétrifia, comme sonné par l’autorité qui faisait vibrer la voix féminine qui venait de crier. Se ressaisissant très vite, il se retourna – en prenant garde à rester hors de portée de l’épée de Rand – pour faire face à Moiraine, qui avançait au milieu de la bataille, indifférente à tout sauf à l’homme aux cheveux blancs qui menaçait son protégé.

— Je pensais t’avoir mise hors course, femme, dit Be’lal. Mais qu’importe, tu n’es qu’un inconvénient ! Un misérable insecte nuisible ! Un aiguillon ! Je te mettrai en cage avec les autres, et je te contraindrai à servir les Ténèbres avec tes dérisoires pouvoirs.

Ponctuant son discours d’un rire méprisant, le Rejeté tendit une main.

N’ayant jamais ralenti pendant qu’il parlait, Moiraine n’était plus qu’à trente pas de Be’lal. Très calmement, elle tendit les deux mains.

Une infinie surprise s’afficha sur le visage du Rejeté, qui eut tout juste le temps de crier un « Non ! » tonitruant.

Une lance de feu blanc jaillit des mains de Moiraine, illuminant la salle entière, y compris le cœur le plus obscur des colonnes. Percuté de plein fouet, Be’lal se désintégra en une gerbe de particules rougeoyantes qui s’éteignirent avant même que son cri ait fini de résonner dans la salle.

Lorsque la lumière se volatilisa, un lourd silence tomba sur le Cœur de la Pierre, à peine troublé par le gémissement des blessés. Les combats avaient cessé, car les combattants des deux camps, sonnés, ne bougeaient pas plus que des statues de marbre.

— Il avait raison sur un point, dit l’Aes Sedai, paisible comme si elle flânait dans une prairie en fleurs, tu dois saisir Callandor. Il voulait te tuer ensuite, mais ça reste ton droit de naissance. Il aurait été préférable que tu en saches bien plus long avant de refermer ta main sur cette arme, mais tu es ici et l’heure de l’apprentissage est révolue. Prends-la, Rand.

Des volutes de foudre noire s’enroulèrent autour de l’Aes Sedai, qui hurla lorsque ces tentacules la soulevèrent du sol, la firent basculer en arrière, la traînèrent jusqu’à une colonne, la relevèrent et la plaquèrent contre la pierre rouge.

Rand tourna la tête vers l’endroit d’où avait jailli l’éclair. En hauteur, au niveau du sommet des colonnes, une masse noire plus obscure que les ombres les plus épaisses semblait prête à bondir sur sa proie. Au milieu de cette improbable silhouette, des yeux de feu rugissant étaient braqués sur Rand.

Le nuage d’obscurité descendit lentement au niveau du sol, puis il prit la forme de Ba’alzamon, tout de noir vêtu – le genre de noir qu’on s’attendait plutôt à voir sur un Myrddraal. Pourtant, ses vêtements ne parvenaient pas à être plus sombres que les lambeaux d’obscurité qui s’accrochaient encore à lui. Lévitant à un pied du sol, il brûlait de haine pour Rand, et ses yeux n’en étaient que la manifestation la plus primaire.

— Deux fois, dans cette existence, je t’ai proposé de me servir en restant en vie. (Des flammes dansaient dans la bouche de Ba’alzamon, et chaque mot qui en sortait rugissait comme une langue de feu.) Les deux fois, tu as refusé, puis tu m’as blessé… Désormais, tu serviras le Seigneur de la Tombe depuis le séjour des morts. Crève, Lews Therin Fléau de sa Lignée ! Crève, Rand al’Thor ! L’heure est venue pour toi de quitter ce monde, et ton âme m’appartiendra.

Alors que Ba’alzamon tendait une main, Rand se releva d’un bond et se rua vers Callandor, qui continuait de briller et de tourner sur elle-même. Pourrait-il atteindre l’arme ? La toucher s’il réussissait à traverser l’obstacle invisible ? Il n’en savait rien, mais c’était sa seule chance.

Le coup de Ba’alzamon l’atteignit au moment où il bondissait, lui coupant le souffle et lui déchirant les entrailles de l’intérieur, à croire qu’une main invisible avait réussi à traverser sa peau. Comme si on venait de le retourner, à l’instar d’un vulgaire gant ou d’un sac, Rand eut l’impression de s’affaisser sur lui-même. La douleur qui irradia de son flanc – toujours la blessure récoltée à Falme – lui parut presque bienvenue, car elle lui rappela que la vie existait, le forçant à se raccrocher à quelque chose.

Sa main se referma d’instinct…

… Sur la poignée de Callandor.