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Autour de lui, les murs perdirent de leur substance. Alors que la forteresse disparaissait, la réalité comme secouée par un fantastique séisme, Rand eut la révélation de ce qu’elle était exactement – et de ce qu’il était, par la même occasion. Expulsé de ce qu’il appelait « ici », il dérivait vers un autre lieu où rien du tout n’existait. Entre ses mains, Callandor brillait comme le soleil, à tel point qu’il craignit qu’elle finisse par fondre. Pareillement, il redoutait de fondre lui-même, détruit de l’intérieur par le flot de Pouvoir qui circulait dans son corps et qu’il tentait de maîtriser afin qu’il obstrue la brèche qu’il venait d’ouvrir devant lui – l’unique moyen de se maintenir sur ce versant de l’existence.

L’issue du combat fut incertaine, mais la Pierre de Tear redevint finalement solide autour de lui.

Incapable de simplement entrevoir ce qu’il avait fait, Rand ne sentait plus que le Pouvoir – la fureur du Pouvoir qui lui faisait oublier qui il était. Non, qui l’en détachait jusqu’à ce que ce qu’il prenait pour sa personne cesse pratiquement d’exister. Son équilibre fraîchement recouvré vacilla. Il marchait sur une corde raide, et de chaque côté s’ouvrait un abîme sans fond : le néant dont le menaçait le Pouvoir qui, à travers lui, se déversait dans son arme.

Si le funambule continuait de danser sur sa corde, il pouvait prétendre à une très relative sécurité. Au bout de son bras, Callandor brillait si fort qu’il aurait pu se croire en train de transporter le soleil.

Au plus profond de lui-même, fragile comme la flamme d’une bougie au cœur d’une tempête, une certitude demeurait : tant qu’il brandirait Callandor, rien ne serait impossible pour lui. Absolument rien !

Remontant d’interminables couloirs, et dansant toujours comme un impossible funambule, Rand continua à pourchasser l’adversaire qui brûlait de le transpercer de sa lame et qu’il devait transpercer de la sienne. Cette fois, il ne pouvait pas y avoir d’autre fin. L’un d’eux devait mourir. Et bien entendu, Ba’alzamon le savait aussi.

Alors il fuyait, conservant toujours assez d’avance pour rester hors de vue, seul l’écho de ses pas permettant à Rand de le suivre. Mais alors même qu’il détalait, Ba’alzamon transformait cette Pierre de Tear qui n’était pas la Pierre de Tear en une ennemie mortelle de Rand. Sans jamais basculer de sa corde métaphorique, le jeune homme se défendait en se fiant à son instinct, à son imagination et à sa chance. Pour l’instant en parfaite harmonie avec le Pouvoir, il savait que cet outil – et cette arme – le consumerait s’il échouait.

Les couloirs soudain inondés – une eau épaisse et noire, comme tout au fond de la mer –, Rand crut qu’il allait se noyer. Toujours d’instinct, il transforma la vase en air pur et continua sa course.

Mais l’air acquit alors un poids tel que chaque pouce carré de sa peau, aurait-il juré, semblait devoir soutenir la pression d’une montagne. Écrasé de toutes parts, sur le point de périr, réduit à néant et en bouillie, Rand sélectionna et réorienta quelques courants dans le torrent de Pouvoir – lesquels ? comment ? pourquoi ? impossible à dire, car tout allait bien trop vite pour la pensée ou la conscience ! – et la pression disparut instantanément.

Après qu’il eut repris la poursuite, l’air devint successivement de la roche qui l’emprisonnait, de la lave en fusion qui le calcinait et un vide qui le menaçait d’asphyxie. Sous ses pieds, l’attraction du sol se fit si forte que chacune de ses jambes lui parut peser une tonne. Puis la notion de poids disparut, chacun de ses pas l’amenant à bondir dans l’air comme un papillon chahuté par des bourrasques.

Des mâchoires invisibles claquèrent sur son chemin, tentant d’arracher son âme à son corps afin de la déchiqueter.

Déjouant chaque piège, Rand ne cessa jamais de courir. Tout ce que Ba’alzamon corrompait pour le détruire, il le purifiait sans savoir comment ni pourquoi.

Très vaguement, il supposait avoir chaque fois remis les choses dans leur ordre naturel, les contraignant à s’aligner sur l’improbable danse qui le poussait inexorablement le long de la corde de plus en plus fine séparant l’existence du néant. Mais ces suppositions paraissaient lointaines et sans substance. L’entière conscience de Rand se focalisait sur la poursuite, l’hallali et la mise à mort qui lui succéderait immanquablement.

Revenu dans la Pierre de Tear, Rand se fraya un chemin dans des ruines jusqu’à ce qui était naguère un mur. Désormais, beaucoup de colonnes, brisées en deux, pendaient de la voûte comme des chicots.

Dans son cocon d’obscurité, dos à la muraille à demi écroulée, Ba’alzamon reculait, ses yeux de flammes rugissant plus que jamais. Des liens noirs, fins comme du fil de fer, jaillissaient de son corps pour aller se perdre dans les ténèbres mouvantes qui l’enveloppaient. Et ces cordons semblaient se perdre en des profondeurs et à des distances inimaginables…

— Je ne serai pas anéanti ! s’écria Ba’alzamon, le feu de sa bouche rugissant en même temps que lui. Je ne peux pas être vaincu ! Aide-moi !

Une partie de son cocon noir vola jusqu’à ses mains pour former une boule si noire qu’elle parut un moment en mesure d’absorber jusqu’à la lueur de Callandor.

Des flammes triomphales crépitèrent dans les yeux de Ba’alzamon.

— Tu vas être détruit ! cria Rand.

Comme si elle bougeait toute seule dans sa main, Callandor inonda de sa lumière les ténèbres mouvantes puis coupa l’un après l’autre les liens noirs qui semblaient naître du corps de Ba’alzamon.

Le démon fut pris de spasmes. Comme s’il s’était dédoublé, il parut rétrécir et grandir en même temps.

— Tu es anéanti ! cria Rand en plongeant sa lame étincelante dans la poitrine de Ba’alzamon.

Le démon cria et les flammes de ses yeux et de sa bouche crépitèrent plus glorieusement que jamais.

— Crétin ! hurla-t-il. Le Grand Seigneur des Ténèbres ne peut pas être vaincu !

Rand retira sa lame de son fourreau de chair. Titubant, Ba’alzamon lutta un moment, puis il bascula en arrière tandis que son manteau d’ombre se désintégrait.

En un clin d’œil, Rand se retrouva dans un autre Cœur de la Pierre, au milieu de colonnes encore intactes. Ici, des soldats en armure et des guerriers voilés de noir se battaient et mouraient. Au pied d’une colonne, Moiraine gisait inconsciente. Devant Rand, le cadavre d’un homme reposait sur le dos, un trou béant dans la poitrine. D’âge moyen, le mort aurait pu être un bel homme, si ses yeux et sa bouche n’avaient pas été des trous vides d’où montaient des volutes de fumée noire.

J’ai réussi, pensa Rand. Cette fois, j’ai tué Ba’alzamon – abattu Shai’tan ! L’Ultime Bataille remportée, je suis le Dragon Réincarné ! Le destructeur de nations, celui qui disloque le monde ! Mais je mettrai un terme à la destruction et aux massacres. Oui, je les bannirai à jamais de mon monde !

Rand leva Callandor au-dessus de sa tête. Des éclairs argentés fusèrent de la lame, volant vers le grand dôme du Cœur de la Pierre.

— Arrêtez ! cria-t-il.

Les combats cessèrent et les belligérants stupéfiés, qu’ils portent un casque ou aient le visage voilé, regardèrent l’homme qui venait de crier.

— Je suis Rand al’Thor ! Le Dragon Réincarné !

Alors que sa voix se répercutait dans toute la salle, Callandor brilla encore plus fort au-dessus de sa tête.

Les uns après les autres, les Défenseurs et les Aiels s’agenouillèrent.

— Le Dragon s’est Réincarné ! crièrent-ils. Le Dragon s’est Réincarné !