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— Vous ne m’en voudrez pas de poser une question, j’espère ? Vous parlez de vos petites affaires d’Aes Sedai… enfin, je veux dire : de vos grandes affaires d’Aes Sedai, et personne ne daigne me donner un début d’explication.

— Mat…, soupira Nynaeve, agacée, en tirant sur sa natte.

— Que veux-tu savoir ? demanda Moiraine, sereine malgré une petite touche d’impatience.

— Comment tout ça est possible, voilà ce que je veux savoir ! (Malgré ce qu’il avait décidé, Mat haussa le ton à mesure qu’il s’exprimait.) La Pierre de Tear est tombée. Selon les prophéties, ça ne devait pas arriver avant la venue du Peuple du Dragon. Cela veut-il dire que nous sommes le Peuple du Dragon ? Vous, Lan, moi et une bande de fichus Aiels ?

Pendant la nuit, Mat avait vu le Champion dans ses œuvres. Difficile de dire qui, de lui ou des Aiels, était le plus dangereux… Voyant que Rhuarc tendait le cou comme pour mieux le voir, le jeune homme s’empressa de rectifier :

— Désolé, Rhuarc… Le « fichus » m’a échappé…

— C’est possible, répondit Moiraine à l’hypothèse de Mat. Je suis venue pour empêcher Be’lal de tuer Rand, et je ne pensais pas assister à la chute de la forteresse. Alors oui, nous sommes peut-être le Peuple du Dragon. Les prophéties se réalisent comme il est prévu qu’elles le fassent, pas de la façon qui nous arrange…

Be’lal…

Mat frissonna. Il avait entendu ce nom pendant la nuit, et en plein jour, il ne lui trouvait rien de plus engageant. S’il avait su qu’un des Rejetés était libre et rôdait dans la Pierre de Tear, il n’aurait pas suffi d’une montagne d’or pour le convaincre d’y entrer.

Il jeta un coup d’œil aux trois femmes qu’il avait sauvées.

Cela dit, j’y suis entré furtivement, comme une fichue souris, sans tambour ni trompette…

Dès l’aube, Sandar avait quitté en hâte la forteresse. À l’en croire, c’était pour aller prendre des nouvelles de Mère Guenna. Mat pensait plutôt qu’il avait voulu échapper aux regards des trois femmes, qui semblaient n’avoir toujours pas décidé à quelle sauce elles le mangeraient.

Rhuarc s’éclaircit la voix :

— Quand un homme décide de devenir un chef de clan, dit-il, il doit aller à Rhuidean, sur les terres des Aiels Jenn, le clan qui n’existe pas… (Parlant lentement, il jetait fréquemment des coups d’œil au tapis rouge à franges qui couvrait le sol – l’attitude ambiguë d’un homme qui tente d’expliquer des choses qu’il préférerait garder pour lui.) Les femmes qui veulent devenir Matriarches font également ce voyage, mais leur marquage, si elles sont marquées, reste un secret qu’elles sont seules à connaître. Les hommes choisis à Rhuidean, eux – ceux qui survivent –, portent une marque sur le bras gauche. Une marque de ce genre…

Rhuarc releva la manche de sa veste et celle de sa chemise pour dévoiler son avant-bras gauche. Sur la peau bien plus pâle que celle de ses mains et de son visage était tatouée la même silhouette écarlate et or qui figurait sur l’étendard désormais planté au sommet de la Pierre de Tear. Malgré la musculature imposante du vieux chef, la représentation de l’animal mythique en faisait deux fois le tour pour être complète.

Avec un soupir, l’Aiel laissa retomber ses manches.

— Seuls les chefs de clan et les Matriarches prononcent ce nom, mais nous sommes…

Il se tut, incapable de prononcer ces quelques mots.

— Les Aiels sont le Peuple du Dragon, compléta Moiraine, très calme mais stupéfiée – si un tel adjectif pouvait jamais la qualifier, c’était bien en cet instant. Je l’ignorais totalement…

— Dans ce cas, dit Mat, tout est accompli, comme le prédisent les prophéties. Nous pouvons reprendre le cours de notre existence comme si de rien n’était.

La Chaire d’Amyrlin n’aura plus besoin de moi pour souffler dans son maudit cor !

— Comment peux-tu dire une chose pareille ? demanda Moiraine. N’as-tu pas compris que les Rejetés arpentaient le monde ?

— Sans même parler de l’Ajah Noir, ajouta Nynaeve. Nous avons neutralisé Amico et Joiya, mais onze autres sœurs noires se sont échappées. J’aimerais savoir pourquoi, soit dit entre nous ! Bien entendu, je ne mentionne pas les membres de l’Ajah Noir que nous ne connaissons pas encore…

— Oui, approuva Elayne, le ton dur. Je ne suis pas pressée d’affronter un Rejeté, mais j’ai bien l’intention de me faire une bourse avec la peau de Liandrin !

— Bien sûr, oui, bien sûr…, fit Mat, dubitatif.

Ces femmes sont cinglées, ou quoi ? Elles veulent poursuivre l’Ajah Noir et les Rejetés, rien que ça ?

— N’empêche, le plus difficile est fait, insista Mat. La Pierre est entre les mains du Peuple du Dragon, Rand détient Callandor et Shai’tan est mort.

— Tais-toi, jeune imbécile ! siffla Moiraine, la voix coupante comme la lame d’un couteau. Veux-tu attirer l’attention du Ténébreux en prononçant son nom ?

— Il est mort ! se défendit Mat. Rand l’a tué, et j’ai vu le cadavre.

Et senti la puanteur ! Je n’aurais jamais cru qu’un corps puisse se décomposer si vite.

— Tu as vu le cadavre d’un homme, Mat, rectifia Moiraine. Pas celui du Ténébreux.

Mat jeta un coup d’œil à Egwene et aux deux autres femmes, qui semblaient aussi perdues que lui. Rhuarc semblait ébranlé d’apprendre qu’une bataille qu’il croyait avoir gagnée restait encore à livrer.

— Dans ce cas, qui était-ce ? demanda Mat. Moiraine, je sais qu’il y a dans ma mémoire des trous assez larges pour laisser passer un chariot et son attelage, mais je me souviens que Ba’alzamon hantait mes rêves. C’est une certitude, par la Lumière ! Comment aurais-je pu oublier ça ? Et j’ai reconnu ce qui restait du visage de ce mort.

— Tu as reconnu Ba’alzamon, concéda Moiraine, ou plutôt l’homme qui se nommait lui-même ainsi. Mais le Ténébreux vit toujours, prisonnier du mont Shayol Ghul, et les Ténèbres projettent toujours leur obscurité sur la Trame.

— Que la Lumière nous illumine et nous protège…, murmura Elayne. Je pensais que les Rejetés étaient les pires ennemis qui nous restaient, et voilà que…

— Moiraine, tu es sûre ? demanda Nynaeve. Rand est certain d’avoir tué le Ténébreux. Tu sembles vouloir dire que Ba’alzamon et le Père des Mensonges sont deux personnes différentes. Je ne comprends pas… Comment peux-tu en être certaine ? Et si ce n’était pas le Ténébreux, de qui s’agissait-il ?

— J’en suis certaine pour une raison très simple, Nynaeve… Si rapide que fût la décomposition, c’était le cadavre d’un homme. Si le Ténébreux était tué, crois-tu qu’il resterait de lui une dépouille humaine ? L’homme qu’a tué Rand était un homme, justement. Peut-être le premier Rejeté qui a recouvré sa liberté… À moins qu’il n’ait jamais été vraiment emprisonné. Nous ne saurons peut-être jamais la vérité.

— Je sais de qui il s’agit, dit Egwene. Au moins, j’ai un indice… Verin m’a montré la page d’un grimoire qui mentionnait Ba’alzamon et Ishamael simultanément. C’était presque du Haut Chant, donc incompréhensible pour moi, mais je me souviens d’un « nom caché derrière un nom »… Ba’alzamon était peut-être Ishamael.

— Peut-être…, concéda Moiraine. Même dans ce cas, il reste au moins neuf Rejetés vivants sur les treize. Lanfear, Sammael, Ravhin et… Oublions ça ! Le plus important n’est même pas de savoir qu’un certain nombre de ces neuf Rejetés ont recouvré la liberté. (Elle posa la main sur le disque noir et blanc, toujours à plat sur la table, devant elle.) Trois sceaux sont brisés et quatre restent intacts. Ce sont les derniers obstacles entre le Ténébreux et ce monde. Et même avec eux, il est possible que le Père des Mensonges puisse influencer notre univers, d’une façon ou d’une autre. Quelle que soit l’escarmouche que nous venons de gagner, l’Ultime Bataille est encore très loin.