Alors que Perrin allait pousser un cri d’alarme, la porte de la cabane de Moiraine s’ouvrit pour laisser passer Lan, épée au poing.
— Des Trollocs ! Debout ! Debout, tout le monde ! Debout !
Des cris firent écho à cet appel, puis des hommes sortirent en titubant des cabanes. Vêtus pour la nuit, soit, en général, dans le plus simple appareil, tous brandissaient une épée.
Les Trollocs chargèrent en rugissant.
— Pour le Shienar ! crièrent les défenseurs. Et pour le Dragon Réincarné !
Lan était tout habillé et équipé, sans doute parce qu’il ne s’était même pas allongé. Comme si ses vêtements de laine étaient des plates d’armure, il fonça à la rencontre des Trollocs. Ne faisant plus qu’un avec son épée, il exécuta dans la nuit un ballet de mort frénétique, fauchant les monstres comme de vulgaires épis de blé.
Moiraine sortit à son tour et gratifia les créatures de sa propre danse macabre. En guise d’arme, elle semblait n’avoir qu’une cravache, mais chaque fois qu’elle l’abattait sur un Trolloc, sa peau s’embrasait sur toute la longueur de l’impact. De sa main libre, l’Aes Sedai invoquait des lances de feu qu’elle projetait ensuite sur les monstres. Foudroyés, ils s’écroulaient, se roulant à terre pour tenter en vain d’éteindre l’incendie qui les consumait.
Touché par un projectile, un arbre se consuma du tronc jusqu’à la cime. Un autre suivit, puis encore un autre. La soudaine lumière blessa les yeux des Trollocs, qui hurlèrent de rage, mais ne les empêcha pas de continuer à manier leurs haches de guerre et leurs cimeterres.
Du coin de l’œil, Perrin vit Leya sortir à pas prudents de la cabane du Champion et de l’Aes Sedai. Alors qu’il était très loin de la Zingara, le jeune homme oublia tout le reste. S’adossant à la façade en rondins, la Tuatha’an porta une main à sa gorge. À la lueur des arbres en feu, l’apprenti forgeron vit très bien l’expression horrifiée de cette adepte du Paradigme de la Feuille. Un carnage pareil la révulsait, et ça n’avait rien de surprenant.
— Cache-toi ! cria Perrin. Retourne dans la cabane !
Comprenant que le rugissement des flammes couvrait sa voix, le jeune homme se mit à courir vers la cabane de Moiraine.
— Leya, cache-toi ! Pour l’amour de la Lumière, mets-toi à l’abri !
Un Trolloc au long bec crochu se campa soudain devant l’apprenti forgeron. Une cotte de mailles le protégeant des épaules jusqu’aux genoux et des piques saillant de son plastron, le Contrefait avait en guise de pieds des serres de faucon. Comme beaucoup de ses congénères, il maniait une épée à la lame incurvée.
Une odeur de boue, de sueur et de sang agressa les narines de Perrin. Se baissant pour éviter un grand coup circulaire, il cria de fureur et riposta avec sa hache. En toute logique, il aurait dû crever de peur, mais face à l’urgence, il était aisé de s’oublier soi-même. Une seule chose importait : rejoindre Leya et la mettre en sécurité. Le Trolloc qui entendait l’en empêcher devait disparaître.
Alors que le jeune homme aurait été bien en peine de dire où il l’avait touché, le monstre s’écroula, se convulsant de douleur. Était-il blessé ou agonisant ? Aucune importance ! Sautant par-dessus son ennemi vaincu, Perrin continua à courir.
À la lueur des flammes qui dévoraient les arbres, des ombres démesurées dansaient un peu partout dans la cuvette et sur ses versants. Près de la cabane de Moiraine, une de ces ombres se révéla être un Trolloc en chair et en os qui arborait un museau et des cornes de chèvre. Maniant à deux mains une hache de guerre, il semblait vouloir se jeter dans la mêlée, en contrebas, mais ses yeux se posèrent sur Leya.
— Non ! cria Perrin. Par la Lumière ! non !
Alors que des pierres glissaient sous la plante de ses pieds nus, il accéléra le rythme, insensible à la douleur.
— Leyaaaa ! cria-t-il tandis que le monstre levait sa hache.
Cet appel sauva la Zingara. Alarmé, le Trolloc se retourna, prêt à affronter un adversaire visiblement plus dangereux. Pour éviter un premier coup, Perrin dut se jeter à terre, et le tranchant de la hache lui entama le dos. Par réflexe, il tendit un bras, sentit ses doigts se refermer sur ce qui devait être un sabot et tira de toutes ses forces. Le Trolloc s’écroula et commença à dévaler la pente sur le ventre. Hélas, il eut le temps de refermer sur le torse de Perrin ses deux énormes mains, l’entraînant avec lui.
La puanteur du monstre retourna l’estomac de Perrin. La pression exercée par les bras du Trolloc lui coupait le souffle et ses côtes ne résisteraient plus très longtemps à ce régime. En tombant, la créature avait lâché sa hache, mais elle venait de mordre le jeune homme à l’épaule gauche et la douleur, inconcevable, lui tétanisait tout le bras.
Sans doute à cause du choc, la vision de Perrin commençait à se brouiller. Encore lucide, cependant, il prit conscience que son bras droit était libre et qu’il avait réussi à ne pas laisser échapper le manche de sa hache. Faisant glisser sa main sur le bois, il tint l’arme horizontalement.
Avec un rugissement qui acheva de vider ses poumons, Perrin enfonça la pique de l’arme dans la tempe du Trolloc. Aussitôt, le monstre eut un spasme qui se communiqua à tous les muscles de son corps. Puis il lâcha sa proie et continua à dévaler la pente. Par miracle, Perrin réussit à serrer sa hache assez fort pour qu’elle ne lui soit pas arrachée et se dégage naturellement du crâne de la créature agonisante.
Un moment, le jeune homme resta étendu, luttant pour reprendre sa respiration. Dans son dos, la blessure lui faisait un mal de chien, et il sentait l’humidité visqueuse du sang sur sa peau. Malgré les protestations de son épaule gauche, il poussa sur ses bras et se releva.
— Leya ?
La Zingara n’avait pas bougé. À dix pas de lui, toujours pressée contre la façade de bois, elle regardait Perrin avec une telle commisération qu’il dut résister à l’envie de détourner la tête.
— Je ne veux pas de ta pitié ! rugit-il. Ne va pas croire que…
Un Myrddraal sauta du toit de la cabane, sa cape plus noire que la nuit n’ondulant même pas durant sa chute, qui sembla durer anormalement longtemps, comme si le temps avait ralenti son cours. Rivant son regard sans yeux sur Perrin, le Demi-Humain fit un pas en avant, une incroyable puanteur de charogne le suivant comme son ombre.
Perrin se pétrifia.
— Leya, souffla-t-il, cache-toi, je t’en prie !
Le Blafard observa sa proie, persuadé que la peur la tenait dans ses rets. Avançant avec la grâce d’un serpent, il dégaina une épée si noire qu’elle se serait confondue avec la nuit, sans la lueur des arbres en feu.
— Quand on coupe une patte du trépied, grinça-t-il, le reste s’écroule.
Une voix qui évoquait le crissement du cuir desséché par le temps.
Leya agit soudain. Se jetant en avant, elle tenta d’encercler avec ses bras le haut des jambes du Blafard. Comme s’il chassait une mouche, celui-ci frappa en arrière avec son épée de ténèbres et ne se retourna même pas pour voir la Zingara s’écrouler.
Des larmes perlèrent aux paupières de Perrin.
J’aurais dû l’aider… La sauver… Bon sang ! j’aurais dû intervenir !
Mais sous le « regard » du Myrddraal, réfléchir était déjà un effort surhumain.
Frère, nous arrivons ! Oui, Jeune Taureau, nous arrivons !
Dans la tête de Perrin, ces mots résonnèrent comme une sonnerie de cloche. Alors que l’onde de choc se répercutait dans tout son corps, les loups déferlèrent dans son esprit. Une bonne vingtaine de tueurs qui déboulaient en même temps dans la conscience de leur frère et sur le site de la bataille. Des loups gris et blanc des montagnes, très hauts sur pattes, qui chargeaient les Contrefaits en ayant parfaitement conscience de la stupéfaction des humains – les deux-pattes, comme ils les appelaient.