Face à cette invasion mentale, Perrin faillit oublier qu’il était un homme. Voyant ses yeux jaunes briller intensément, le Myrddraal s’arrêta, soudain beaucoup moins sûr de lui.
— Blafard…, murmura Perrin.
Mais un autre nom lui vint à l’esprit, directement inspiré par les loups. Les Trollocs, des Contrefaits fabriqués pendant la guerre des Ténèbres, étaient détestables, mais les Myrddraals…
— Jamais-Né ! s’écria Jeune Taureau.
Les lèvres retroussées comme des babines, il se jeta sur le Demi-Humain.
Son adversaire avait la souplesse d’un reptile et son épée noire frappait avec la violence de la foudre, mais il était Jeune Taureau, à présent. Les loups l’appelaient ainsi. Jeune Taureau aux cornes d’acier qu’il maniait avec ses mains… Désormais, il ne faisait plus qu’un avec les loups. Devenu l’un d’eux, il était prêt à mourir cent fois pour détruire un des Jamais-Nés.
Acculé à la défensive, le Blafard reculait pour ne pas être taillé en pièces.
D’abord mordre au jarret, et ensuite au cou. Les loups tuaient ainsi. Jeune Taureau s’écarta soudain, mit un genou en terre et visa la jambe du Blafard. En d’autres circonstances, le cri de douleur du Demi-humain aurait glacé les sangs de Perrin. Là, il le combla de joie. Le Jamais-Né tenait toujours fermement son épée, mais la hache frappa de nouveau avant qu’il ait pu recouvrer son équilibre.
Une frappe au cou. Presque tranchée net, la tête du Myrddraal se détacha de son torse pour pendre en arrière dans son dos. Malgré tout, le sbire du Ténébreux décrivait encore des arabesques dans l’air avec sa lame. Les Jamais-Nés mettaient toujours un temps infini à mourir…
En plus de ce qu’il voyait autour de lui, des images envoyées par les loups indiquèrent à Perrin que des Trollocs, sans avoir été blessés, s’écroulaient un peu partout. Liés au Blafard, ils crèveraient au même instant que lui, si personne ne les exécutait avant.
Perrin brûlait d’envie de rejoindre ses frères au fond de la cuvette. Massacrer les Contrefaits et traquer le Blafard survivant – il y en avait nécessairement un –, voilà bien ce dont rêvait Jeune Taureau. Mais en lui demeuraient les vestiges de ce qui était d’habitude un homme.
Lâchant sa hache, il se tourna vers Leya. Le visage souillé de sang, elle le dévisagea, son regard plus accusateur que jamais – ou se faisait-il des idées ?
— C’était pour te sauver… Cesse de me regarder comme ça ! Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Il t’aurait tuée, si je ne l’avais pas abattu.
Jeune Taureau, viens avec nous massacrer les Contrefaits.
Porté par la ferveur des loups, Perrin se détourna de la Zingara et ramassa sa hache au tranchant rouge de sang. Ses yeux jaunes exorbités, il dévala la pente.
Non ! Jeune Taureau dévala la pente.
Des arbres brûlaient sur tout le périmètre et un grand pin s’embrasa lorsque Jeune Taureau se jeta dans la mêlée.
Un éclair bleu jaillit quand la lame de Lan – œuvre d’antiques Aes Sedai – percuta celle d’un autre Myrddraal, griffe d’acier noir forgée dans la vallée de Thakan’dar, à l’ombre du mont Shayol Ghul.
Loial maniait un bâton de combat incroyablement long, fauchant tous les Trollocs qui s’aventuraient dans le rayon d’action de cette arme hors du commun.
À la lueur des flammes, les deux-pattes se battaient de leur mieux. Jeune Taureau s’inquiéta néanmoins de voir que plusieurs d’entre eux gisaient sur le sol.
Ses frères et ses sœurs combattaient par groupes de trois ou quatre. Évitant les coups d’épée et de hache, ils déchiquetaient les jarrets et les gorges. Quand on luttait pour la survie, il n’était question ni de gloire, ni d’honneur ni de pitié. Les loups étaient là pour tuer, pas pour guerroyer. Sa hache lui tenant lieu de crocs, Jeune Taureau prit sa place dans un des groupes.
Aussitôt, il perdit toute notion globale de la bataille. Il n’y avait plus que les Trollocs, lui et les loups – les frères coupés du reste du monde et résolus à éliminer les Contrefaits. Les uns après les autres, méthodiquement, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un seul. Dans la cuvette, d’abord, puis dans le monde entier. Comme ses frères, Jeune Taureau ne vivait plus que pour utiliser ses crocs – sa hache, dans son cas – et courir à la vitesse du vent.
Courir dans les cols de haute montagne. Pourchasser un cerf, le ventre s’enfonçant dans la neige. Oui, courir tandis qu’un vent glacial ébouriffait sa fourrure. Alors qu’il grognait avec ses frères, les Trollocs couinaient de peur, tétanisés par ses yeux jaunes, qui semblaient les terrifier plus encore que ceux des autres loups.
Soudain, Jeune Taureau s’avisa qu’il n’y avait plus un Contrefait vivant dans la cuvette. Au-delà, ses frères poursuivaient les survivants. Une meute de sept traquait une autre proie dans les ténèbres. Un Jamais-Né qui courait vers son quatre-pattes-de-corne – son cheval, souffla une petite voix dans la tête de Jeune Taureau. Sept frères et sœurs le suivaient, les naseaux emplis de son odeur de charogne.
Jeune Taureau était avec eux en esprit, voyant tout ce qu’ils voyaient. Alors qu’ils gagnaient du terrain, le Jamais-Né se retourna, sa lame d’obscurité et ses vêtements noirs se fondant presque à la nuit.
Mais la nuit était le domaine des loups. La complice qui les aidait à chasser.
Jeune Taureau gémit lorsque le premier de ses frères mourut, partageant sa douleur jusqu’à ce qu’elle s’éteigne à jamais. La meute n’en fut pas découragée, et d’autres frères et sœurs périrent sous les coups du Jamais-Né. Quand les survivants parvinrent à le jeter à terre, il se défendit avec ses propres crocs, déchirant des gorges, et ses griffes, que les deux-pattes nommaient des ongles, fendirent la peau et la chair comme celles d’un ours.
Au prix de leur vie, les frères et les sœurs mirent à mort l’ignoble Contrefait. Après une éternité de haine et de furie, une sœur survivante s’écarta de l’amas de chair et de fourrure ensanglantées. Brume du Matin, voilà comment elle s’appelait. Mais comme tous les noms, celui-ci n’était qu’un aperçu de quelque chose de bien plus vaste. Un matin glacial où planaient dans l’air la menace d’une tempête de neige, et au cœur de la vallée, la brume amoureusement caressée par un vent annonciateur de chasses abondantes.
Levant la tête, Brume du Matin hurla à la lune, pleurant sa mort qu’elle sentait venir. Imitant sa sœur, Jeune Taureau hurla aussi, car il partageait son chagrin.
Lorsqu’il baissa enfin la tête, il s’avisa que Min le regardait fixement.
— Tu vas bien, Perrin ? demanda-t-elle, hésitante.
Une manche de sa veste déchirée, Min avait une coupure sur la joue droite. L’air épuisée, elle serrait encore une dague et une massue toutes deux rouges de sang.
Tous les survivants le dévisageaient, s’avisa Perrin. Loial, appuyé à son bâton… Les soldats, qui se tenaient en demi-cercle après avoir porté leurs morts et leurs blessés près d’un feu où Moiraine examinait ces derniers, Lan accroupi à ses côtés. Du coin de l’œil, l’Aes Sedai aussi observait l’apprenti forgeron…
Les arbres en feu produisant toujours une lumière vacillante, Perrin vit que des cadavres de Trollocs gisaient partout. Mais les guerriers du Shienar avaient payé un lourd tribut à la victoire, tout comme les loups.
Tant de sœurs et de frères tués…
Sentant qu’il allait de nouveau hurler à la lune, Perrin se coupa mentalement des loups. Un torrent d’images et d’émotions tenta de déferler dans sa tête, mais il tint bon, et ne capta bientôt plus rien de la douleur, de la haine, du désir de traquer encore les Contrefaits…
L’apprenti forgeron se détacha de Jeune Taureau. Redevenu un homme, il constata que sa blessure dans le dos l’élançait. Quant à son épaule gauche, elle semblait avoir été martelée pendant des heures sur une enclume. Ses pieds nus couverts de coupures lui faisaient un mal de chien, et l’odeur du sang lui donnait la nausée. La puanteur des Trollocs et de la mort…